« À travers l’agripreneuriat et la sensibilisation, les jeunes auront un rôle déterminant à jouer pour une transition agroécologique » Abdourahmane Diop, Ingénieur agroéconomiste

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Extraits

Abdourahmane, pourquoi dit-on que l’agriculture est le futur du Sénégal ?

 Je  ne parlerais pas seulement de futur. L’alimentation est quelque chose qui ne sera jamais révolu. En tant qu’humain, la première chose à laquelle on pense lorsqu’on se réveille c’est à s’alimenter. C’est en ligne avec cette ambition de faire en sorte que chacun puisse manger à sa faim. L’alimentation et l’agriculture sont très importantes car 60% des Sénégalais travaillent dans le secteur agricole.

C’est le futur, mais surtout le présent parce qu’aujourd’hui, il y a beaucoup de défis qui ne peuvent être réglés que par le secteur agricole. On parle du chômage des jeunes, de la question de l’alimentation, etc. Aujourd’hui, pour que le Sénégal puisse satisfaire ses besoins alimentaires, on a besoin d’importer des aliments, que ce soit du lait ou du blé, etc.

Nous sommes obligés d’importer beaucoup de produits qui sont consommés quotidiennement par les Sénégalais. Le Sénégal ne pourra pas continuer à importer ces aliments parce que les pays auprès desquels on importe auront certainement des problèmes pour satisfaire une demande mondiale croissante. Je crois fermement que l’agriculture, c’est déjà le présent avant même qu’on parle de futur.

On voit cependant qu’il y a de plus en plus de jeunes qui délaissent l’agriculture pour l’exode rural. Ils quittent les milieux ruraux pour aller en ville à la recherche d’opportunités dans d’autres secteurs. Pourquoi y a-t-il cet abandon de l’agriculture?

Il faut l’analyser sur plusieurs angles. L’agriculture, quoiqu’elle occupe 60% de la population, n’arrive pas encore à nourrir les paysans. Pourtant, ces derniers sont les premiers producteurs d’aliments dans le monde mais, paradoxalement, sont les plus pauvres au Sénégal et ailleurs en Afrique. Ils se retrouvent qu’en milieu rural, les jeunes  n’ont pas souvent accès aux différentes opportunités que l’on retrouve en milieu urbain. Ils sont donc tentés par l’aventure en milieu urbain pour pouvoir explorer d’autres opportunités.

Le deuxième aspect, aussi important, est lié au foncier. On a vu qu’avec l’urbanisation, les ressources foncières sont en train de diminuer. Cela souligne les difficultés d’accès des jeunes à ces ressources. Les jeunes n’ont donc pas les éléments nécessaires qu’il faut pour produire.

En matière de financement, ce qu’on voit également, c’est que les jeunes ont une double barrière. Il y a déjà l’âge qui laisse présumer un manque d’expérience de leur part. Il y a aussi l’inaptitude même de ces jeunes à pouvoir épargner pour investir dans les activités génératrices de revenus.

L’agriculture, quoiqu’elle occupe 60% de la population, n’arrive pas encore à nourrir les paysans

Cela fait en sorte que ces jeunes n’ont pas les conditions nécessaires pour pouvoir mieux s’épanouir dans le milieu rural, que ça soit pour des activités de production, de transformation ou d’autres activités qui demandent un certain niveau de ressources pour démarrer.

Ces jeunes désertent le milieu rural pour différentes raisons, mais lorsque vous parlez de la cause liée au foncier, c’est une question qui n’est pas seulement présente en milieu rural. Jusqu’en milieu urbain, ici à Dakar, il y a une grande réduction des zones agricoles. Croyez-vous qu’il restera encore des terres arables à Dakar dans 25 ans voire 50 ans,?

C’est un importante question. J’ai eu la chance d’avoir mené une étude sur l’agriculture urbaine et péri-urbaine au niveau de Dakar. Et cette question du foncier en milieu urbain m’intéresse beaucoup. Pour moi, c’est important qu’on puisse conserver ce caractère hybride de Dakar qui est une capitale très urbaine mais qui a aussi des poches de ruralité. C’est important de conserver ces espaces ruraux qui existent dans la ville.

Il y a beaucoup d’avantages que cela procure. Le premier est le caractère écologique  de ces poumons verts dans une ville qui est vraiment très urbanisée et très polluée. Deuxièmement, ça permet d’avoir une production qui est vraiment très proche des marchés et des consommateurs de Dakar qui peuvent absorber toute cette production. 

On voit l’exemple avec Lendeng, dans la ville de Rufisque, qui contribue à nourrir les Dakarois avec des produits maraîchers, mais qui contribue aussi à créer des emplois stables pour une grande partie de la population locale.

 Absolument. Lendeng est une zone que j’ai particulièrement visitée à plusieurs reprises dans le cadre de cette étude. Dans cette zone-là, il y a quand même 1,6 milliards de chiffre d’affaires qui sont générés chaque année à partir de la production. Cela permet de rémunérer des jeunes et des femmes. Il est important de pouvoir conserver ce genre de zones-là. C’est quelque chose d’assez extraordinaire que Dakar a. Et si on fait en sorte que des bâtiments soient construits à la place de tous ces espaces agricoles, ce sera une grande perte.

Imaginer ce que Dakar sera en 2040? Qu’est-ce que Lendeng deviendra ? Que deviendra Rufisque qui concentre la majorité des espaces agricoles? Je pense que Dakar et ses zones agricoles ne seront que ce qu’on en fera. Et sur ce point, c’est important de réfléchir en termes de systèmes alimentaires pour voir ce qu’on peut faire pour nous tous, en tant qu’acteurs de ces systèmes alimentaires, qu’on soit consommateur, producteur, autorité municipale, ministre ou même Chef de l’État. Il y a tout un tas de questions à se poser. 

A Yeessal Agrihub, vous travaillez sur la digitalisation, mais aussi sur la question de l’emploi des jeunes et l’accompagnement de ceux qui veulent s’investir dans le milieu agricole. En quoi ce travail est-il important ?

Il y a intérêt à accompagner les jeunes pour préparer cette transition générationnelle qu’il y aura dans le secteur agricole. Quand je parle de transition générationnelle, je pense au fait qu’aujourd’hui, il y a un passage naturel qui se fait entre la vieille génération et la jeune génération qui doit hériter des terres, des industries de transformation, du troupeau, etc. On a besoin de préparer cette génération à faire face aux nouveaux défis qui sont en train de se dresser.

Le secteur agricole est de telle sorte qu’aujourd’hui, les actions qui vont se passer au niveau national ont forcément des répercussions sur le niveau local. C’est important que ces jeunes qui s’activent dans le secteur agricole puissent être conscients des nouveaux enjeux et voir comment ils peuvent concrètement faire face à ces nouveaux défis.

L’autre aspect qui se développe beaucoup est qu’on voit beaucoup de citadins qui souhaitent investir dans le secteur agricole. Il faudra accompagner cette génération de néo-agriculteurs pour qu’ils puissent, déjà comprendre ce secteur-là, et ensuite savoir comment investir dans le secteur agricole et où investir aujourd’hui au Sénégal.

Que doivent faire les personnes qui veulent investir dans le secteur agricole? Quelles sont les premières actions à mener pour toutes ces personnes qui veulent entrer dans ce domaine, mais qui ne sont pas exploitants agricoles de par leur formation ou leur héritage?

C’est justement là où c’est important de se faire accompagner parce qu’il y a un certain nombre de structures et d’institutions qui délivrent des services d’accompagnement pour les agriculteurs ou les investisseurs qui entrent dans le secteur agricole. C’est important de se faire accompagner dans un premier temps. Et une fois que c’est clair, l’élément le plus important c’est le foncier.

Il y a un passage naturel qui se fait entre la vieille génération et la jeune génération qui doit hériter des terres, des industries de transformation, du troupeau, etc. On a besoin de préparer cette génération à faire face aux nouveaux défis qui sont en train de se dresser

Il faut pouvoir trouver des ressources foncières qui vont vous permettre de produire. Il faut pouvoir trouver également des ressources hydriques parce que c’est un point qui est très important. Sans eau, c’est impossible de produire. Il faut des ressources humaines également. C’est un point qui est très important parce que l’agriculture, c’est d’abord des ressources mais c’est aussi des connaissances. Si on n’a pas ces connaissances en tant qu’entrepreneur ou investisseur, on peut se faire accompagner par des structures qui sont là pour ça.

Une fois qu’on a ces ressources, il faut maintenant planifier la chose. Il ne faut pas y aller avec fougue. On peut vous dire que le piment apporte beaucoup et vous y allez aussitôt avec tous vos moyens. Ce n’est pas quelque chose que je vais recommander. 

Quelles sont les chaînes de valeur qui sont les plus intéressantes à intégrer pour un nouveau exploitant agricole?

Le premier aspect que je dis souvent, c’est qu’il ne faudrait pas faire seulement focus sur la production. Lorsqu’on parle de chaînes de valeur agricoles, il y a beaucoup de maillons aujourd’hui où il y a des opportunités qui ne sont pas encore exploitées. Je pense au transport, je pense à la conservation des produits parce qu’on voit que c’est une problématique qui est très importante et qui est la cause de pertes post-récoltes énormes.

Dans le domaine de la commercialisation, surtout celle des produits maraîchers, en cas de surproduction, il y a beaucoup de difficultés pour les agriculteurs à trouver des espaces où conserver leurs produits. Cela aurait permis une stabilisation du niveau des prix et leur aurait permis de commercialiser plus sereinement.

C’est important de se faire accompagner parce qu’il y a un certain nombre de structures et d’institutions qui délivrent des services d’accompagnement pour les agriculteurs ou les investisseurs qui entrent dans le secteur agricole

Il y a aussi des opportunités dans le domaine des semences et des intrants. En ce moment, en termes de semences et d’intrants, il y a beaucoup d’importations. On pourrait travailler sur une industrie de la semence et des intrants pour fournir les milliers d’agriculteurs qui achètent chaque année des semences importées.

Pour ces jeunes qui veulent investir dans le secteur agricole, je leur conseille souvent qu’il ne faut pas voir seulement le maillon de la production. Il y a d’autres maillons dans lesquels ils peuvent investir.

Pour parler d’un exemple de spéculation sur lesquels on peut investir, ces derniers mois, j’ai beaucoup travaillé sur la banane au Sénégal, qui se fait principalement au niveau de Tambacounda où il y a des défis. Le premier argument que je vais donner à un jeune pour investir dans le secteur de la banane, c’est qu’on importe au moins 5 à 6 milliards par année pour satisfaire la demande en banane parce qu’on en produit pas assez.

Pourtant, les terres et l’eau sont là, pour pouvoir satisfaire cette demande, et pas que dans le domaine de la production. Depuis le vitrop qui est utilisé comme matériel végétal jusqu’à la commercialisation, il y a des opportunités qui sont inexploitées, et pour moi, si on a cette vue assez large du secteur agricole, il y a quand même des créneaux assez porteurs sur lesquels investir.

Pour les jeunes qui veulent se former dans le domaine de l’agriculture, pourriez-vous nous dire quelles sont les formations qui sont disponibles, mais aussi quelles sont les formations du futur dans ce métier?

Si je devais orienter en matière de thématiques de formation qui vont être très importantes, je pense qu’il faut regarder du côté des défis qui nous attendent aujourd’hui. C’est de pouvoir produire dans les quantités qu’il faut pour pouvoir satisfaire une demande croissante, mais tout cela dans le durable.

Pour ces jeunes qui veulent investir dans le secteur agricole, je leur conseille souvent qu’il ne faut pas voir seulement le maillon de la production. Il y a d’autres maillons dans lesquels ils peuvent investir

On parle beaucoup de la question de l’agroécologie. C’est même une volonté politique à travers la transition agro-écologique que l’État du Sénégal compte mettre en œuvre. C’est important d’aller vers ce type de formations sur la transition agro-écologique, mais aussi sur le changement climatique. Comment transformer nos systèmes de production et nos systèmes alimentaires pour qu’ils puissent  intégrer cet enjeu de changement climatique?

Il y a aussi la question du financement parce qu’il faudra nécessairement trouver des modèles de financement qui puissent s’adapter aux nouveaux enjeux. On parle du financement climatique, du financement vert mais aussi du financement qui est axé sur les petits producteurs. Il faudra surtout orienter les banques à aller vers ces secteurs-là, pouvoir les financer, et sortir des modes de financement qu’on a l’habitude de voir.

L’autre point important en matière de thématique, c’est le digital qui est un outil incontournable qui va s’intégrer dans le système de production. On verra beaucoup plus d’agriculteurs qui vont utiliser leurs smartphones pour vendre leurs produits et pour recevoir des conseils afin de mieux gérer leurs exploitations agricoles.

Quel sera le rôle de la jeunesse pour faire advenir cette transition agro-écologique dont vous parlez?

Le premier rôle de la jeunesse sera de conscientiser la population et de porter ce combat parce que c’est véritablement un changement, une transition dans la vie des gens. On sait que les transitions ne sont jamais gagnées d’avance parce qu’il faut d’abord convaincre les acteurs que c’est le moment de faire la transition. Les pays qui l’ont compris très tôt sont orientés vers la transition agro-écologique et ils orientent leurs politiques agricoles vers celle-ci avec toute une industrie qui permet sa mise en place.

Pour moi, les jeunes sont dans l’information parce qu’il utilisent beaucoup les réseaux sociaux. Ils doivent pouvoir informer tous les acteurs des systèmes alimentaires pour qu’ils puissent intégrer la transition agro-écologique. Les jeunes sont également dans l’action parce qu’on a vu une génération d’agripreneurs qui sont très présents dans les chaines de valeur que ce soit dans la production de fraises, la production d’intrants avec le biodigesteur, etc. Tous les domaines sont aujourd’hui pris d’assaut par les agripreneurs. Ces actions prenant en compte la transition écologique vont certainement orienter les politiques à avoir beaucoup plus d’actions qui vont vers l’agroécologie.

À travers l’agripreneuriat et à travers la sensibilisation, je pense que les jeunes auront un rôle déterminant à jouer pour une transition agro-écologique parce qu’elle sera portée justement par eux. Pour moi, il n’y a pas de doute là-dessus.

 


Crédit photo : WATHI

Abdourahmane Diop

Abdourahmane Diop est ingénieur agronome de formation spécialisé en économie et sociologie rurales. Passionné par la recherche agricole et la communication pour le développement, il a créé le blog Sunumbay où il partage ses réflexions sur l’agriculture en Afrique en général et au Sénégal en particulier. Il utilise également les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) pour réaliser une veille digitale sur l’agriculture.

Diplômé d’un MBA Ingénierie financière et ancien Mandela Washington Fellow, il a été le secrétaire général de l’association Yeesal AgriHub qui est un cadre de promotion de l’innovation dans le secteur agricole à travers les TIC.

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