Auteur: Centre d’études stratégiques de l’Afrique
Date de publication: Février 2024
Site de l’organisation: Centre d’études stratégiques de l’Afrique
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Le président Macky Sall, en annonçant qu’il abrogeait le décret fixant la date de l’élection présidentielle au 25 février, a plongé le pays dans une crise constitutionnelle qui met à l’épreuve la force des institutions sénégalaises et celle de ses freins et contrepoids démocratiques. Dr. Catherine Lena Kelly, professeure associée de justice et d’État de droit, explique les enjeux de cette décision.
Comment la crise constitutionnelle s’est-elle produite ?
La prochaine élection présidentielle du Sénégal, un pays qui jouit d’une longue histoire de multipartisme et de transfert de pouvoir pacifiques suivant des élections, devait se tenir le 25 février. La date avait été fixée par décret, comme prévu par la constitution, quelques mois après que le président sortant, Macky Sall, avait assuré le public qu’il ne tenterait pas d’obtenir un troisième mandat anticonstitutionnel. Le 3 février, le jour avant lequel la campagne pour la présidentielle devait commencer, le Président Sall a annoncé dans un discours à la nation qu’il abrogeait le décret qui avait fixé la date du scrutin. Il a justifié cette décision en invoquant un conflit entre le parlement et le système judiciaire et a appelé à un dialogue national pour le résoudre.
Comment les pouvoirs judiciaire et législatif sont-ils impliqués ?
« 8 Sénégalais sur 10 disent préférer la démocratie…7 sur 10 disent soutenir le principe selon lequel le président doit obéir aux lois. »
Deux des sept membres du Conseil constitutionnel, qui est doté de l’autorité judiciaire pour valider les candidatures aux élections, sont accusés de corruption. Ces accusations n’ont pas été formellement examinées par le système judiciaire. La Cour constitutionnelle nie ces accusations, faites par Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade et le candidat proposé par le Parti démocratique sénégalais (PDS), l’ancien parti au pouvoir.
En janvier, les prétendants à la candidature avaient attesté de leur éligibilité et recueilli les parrainages citoyens afin de satisfaire les exigences pour se présenter aux élections. Le Conseil constitutionnel avait examiné 93 dossiers et approuvé 21 candidatures. Il avait déclaré Wade inéligible du fait de sa double nationalité franco-sénégalaise au moment du dépôt de sa candidature. Or, la constitution sénégalaise interdit aux citoyens binationaux de se présenter à la présidentielle. Les membres du groupe parlementaire du PDS, avec des députés de la coalition au pouvoir, ont ouvert une commission d’enquête sur ce processus de validation des candidatures. Le parlement a le pouvoir de former de telles commissions, mais seul le Conseil constitutionnel peut déterminer la validité des candidatures.
Pourquoi est-ce si important ?
La décision du Président Sall a provoqué une crise constitutionnelle au Sénégal. Cette crise oppose artificiellement les pouvoirs législatif et judiciaire du pays et y menace gravement la stabilité et la démocratie. Un collectif d’intellectuels sénégalais a exprimé ce sentiment dans une lettre ouverte disant que « en effet, ce qui est en jeu dans les heures et les jours à venir, c’est la survie de l’idée de République ». Ni le président, ni l’Assemblée nationale n’ont le pouvoir d’annuler ou de changer la date des élections. Seul le Conseil Constitutionnel est doté de cette autorité. En annonçant unilatéralement l’abrogation du décret fixant la date du scrutin, Sall tente donc d’usurper cette autorité. Avec cette annonce, Sall a ouvert aussi la voie à une prolongation de son mandat. Comme l’ont dit des analystes de la loi sénégalaise, l’abrogation rend quasiment impossible de suivre le code électoral en vigueur.
8 Sénégalais sur 10 disent préférer la démocratie…7 sur 10 disent soutenir le principe selon lequel le président doit obéir aux lois
Celui-ci prévoit en effet que pas moins de 80 jours ne s’écoulent entre le décret convoquant le corps électoral et le scrutin, pour organiser des élections afin que Sall puisse quitter le pouvoir le 2 avril, comme prévu par la constitution. Le 5 février, après que la gendarmerie et la police ont expulsé de force les parlementaires de l’opposition de l’Assemblée nationale, les membres de la coalition au pouvoir ont passé une loi pour reporter les élections au 15 décembre et prolonger le mandat du président. Si le président et le parlement ont le droit de proposer des révisions au droit constitutionnel, leurs efforts pour modifier le contenu de la loi bafoue au moins deux articles de la constitution en vigueur, notamment l’article 103, qui stipule que la durée du mandat présidentiel ne peut être modifié, et l’article 27, qui interdit au président de servir plus de deux mandats. À la fin du mandat du Président Sall le 2 avril, la constitution requiert que le pouvoir soit transmis au président de l’Assemblée nationale. Si l’élection n’a pas été organisée d’ici-là, le successeur dispose de 90 jours pour le faire.
Quelle a été la réponse du public ?
Des manifestations se sont produites à travers le pays depuis l’annonce de Sall. Plusieurs activistes et membres de l’opposition ont été arrêtés pendant ces manifestations et durant des meetings de campagne qu’ils ont tout de même essayé de tenir. L’antenne de la chaîne de télévision Walfadjri, un média indépendant de premier plan, a été coupée, comme l’internet mobile. Plusieurs ministres ont démissionné et plus d’une centaine d’universitaires ont signé une lettre ouverte dénonçant la nature anticonstitutionnelle des actions du président.
Que les manifestations soient si répandues n’est pas surprenant étant donné le fort soutien du public sénégalais à la démocratie au fil des ans. Selon la dernière enquête d’opinion d’Afrobarometer, plus de 8 Sénégalais sur 10 disent préférer la démocratie à toute autre forme de gouvernement. Plus de 7 sur 10 disent soutenir le principe selon lequel le président doit obéir aux lois et respecter les décisions judiciaires. Avant la crise constitutionnelle, de nombreux Sénégalais dénonçaient le fait que la qualité de la fourniture de la démocratie dans leurs pays ne correspondait pas au niveau de la demande à laquelle ils s’attendaient. L’effort de Sall pour reporter anticonstitutionnellement les élections devrait encore renforcer cette divergence.
Ces évènements sont-ils surprenants ?
La portée de la crise est significative dans l’histoire du Sénégal. Jamais les élections n’ont-elles été reportées au Sénégal. Plusieurs transitions pacifiques se sont produites, que ce soit d’un président à un autre à partir de 1981, ou même d’un parti à un autre en 2000 et 2012. Par ailleurs, des efforts étaient en cours pour équilibrer le pouvoir entre les différentes branches du gouvernement sénégalais. Les Assises Nationales, un dialogue national qui avait été convenu entre 2007 et 2009, avaient généré des recommandations citoyennes pour renforcer les institutions démocratiques. À l’entrée en fonction du président Sall en 2012, la Commission nationale de réforme des institutions y avait encore œuvré. Ces efforts avaient renforcé la préférence des citoyens sénégalais pour des institutions démocratiques, avec des freins et contrepoids efficaces, qui renforcent l’État de droit.
En effet, ce qui est en jeu dans les heures et les jours à venir, c’est la survie de l’idée de République
L’indépendance du Conseil constitutionnel avait également déjà fait l’objet de débats publics, notamment après que le conseil avait validé la candidature controversée d’Abdoulaye Wade pour un troisième mandat en 2012. Lors d’un référendum en 2016 organisé par Sall, la composition du Conseil avait été modifiée pour inclure 7 membres au lieu de 5, même si l’exécutif contrôlait la majorité des nominations dans les faits. En 2017-2018, des juges et des magistrats avaient lancé d’autres initiatives pour renforcer l’indépendance du système judiciaire.
« Avec cette annonce, Sall a ouvert… la voie à une prolongation de son mandat. »
L’usage stratégique de la loi par le pouvoir en place pour retenir des charges à l’encontre de plusieurs ténors de l’opposition afin d’invalider leurs candidatures à la présidentielle avait déjà caractérisé la période précédant l’élection de 2024. La personnalité politique que beaucoup avait prédit gagnerait la course en 2024, Ousmane Sonko, est un cas d’école en la matière. L’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall (pas de lien de parenté avec le président) en est un autre. Khalifa Sall et Karim Wade avaient aussi été empêchés de participer au scrutin de 2019, sur la base de différents chefs d’accusation. Si certaines de ces accusations méritaient peut-être d’être examinées, le schéma de disqualification de ces candidats, et la manière dont ces affaires se sont déroulées, n’a pas toujours adhéré aux principes de l’État de droit.
Les tensions grandissantes issues de cette tendance à marginaliser les candidats les plus viables à la présidentielle avaient provoqué des manifestations importantes en mars 2021 et en juin 2023, durant lesquelles des heurts meurtriers s’étaient produits avec la police. Sall avait aussi provoqué des tensions sociales quand il s’était longtemps montré réticent à renoncer à ses ambitions à briguer un troisième mandat anticonstitutionnel, ce qu’il a enfin néanmoins fait en juillet 2023. Mais cela n’avait pas apaisé les tensions politiques car la confiance du public s’est trouvée diminuée par les restrictions aux libertés de rassemblement et des médias, les longs et très visibles efforts à empêcher Sonko à contester la présidentielle de 2024 et aussi par des procès visant d’autres figures de l’opposition. Toutes ces mesures ont caractérisé le deuxième mandat du président Sall.
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