Auteurs : Yvan Renou et Cheikh Abdoul Ahad Mbacké Ba
Organisation affiliée : Global Africa
Type de publication : Article
Date de publication : Mars 2022
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Au nord du Sénégal, l’estuaire du fleuve Sénégal est devenu l’une des zones d’accumulation de risques hydrologiques particulièrement surveillée du fait des dynamiques d’anthropisation à l’œuvre et des impacts du changement climatique. Renvoyant à un jeu d’échelles complexe du fait du déploiement de politiques de développement variées au sein de et entre les États partageant les eaux du fleuve Sénégal depuis les indépendances, l’analyse de la gouvernance de ces conséquences interpelle directement les sciences sociales : quels modèles d’action collective faut-il déployer afin de rendre soutenable la trajectoire de développement de la zone estuarienne ?
Plus précisément, prenant acte du fait que les décisions prises afin de répondre aux conséquences désastreuses provoquées par l’ouverture d’une brèche dans la langue de Barbarie en 2003 n’ont pas constitué un épisode « disruptif » susceptible de réorienter le pilotage du système estuarien (voire ont aggravé la situation), on propose de s’interroger sur la nature des inflexions à apporter à la gouvernance de la zone estuarienne afin de la rendre plus « résiliente ».
Action publique et développement local : une fragmentation institutionnelle persistante
Au Sénégal, la politique de décentralisation inaugurée à partir de 1960 a été mise à rude épreuve par la logique inhibitrice de l’État en dépit de la riche expérience précoloniale accumulée. En effet, comme l’a remarqué Ibrahima Touré « la politique de décentralisation n’est pas neuve, elle a une histoire endogène très souvent omise par les chercheurs en sciences sociales, juridiques et politiques lorsqu’ils abordent l’analyse du système politique et administratif de l’État sénégalais. » La politique de décentralisation gagne en effet les terroirs ruraux en 1972 et promeut par la réforme administrative, territoriale et locale la naissance des communautés rurales. La création des régions intervient en 1996 avec l’adoption du Code des collectivités locales et le transfert des compétences aux Conseils locaux.
Les effets induits se révèlent cependant limités : la faible capacité administrative des institutions locales et leurs rapports conflictuels avec l’État témoignent en effet d’une emprise constante de l’État sur la gestion publique territoriale. Une analyse réaliste de la situation des finances locales donne en outre à penser que les budgets des collectivités territoriales sénégalaises sont d’une affligeante pauvreté. Le secteur de la protection de l’environnement et des risques naturels en est la parfaite illustration.
Les écueils énoncés n’autorisent toutefois pas à minorer les multiples efforts internes des États pour la démocratisation et la construction du développement au niveau local. Il y a peu de doute sur l’idée que les gouvernances décentralisées inaugurées ont constitué des pas importants à l’émergence d’espaces publics en Afrique. Certains acquis en matière de démocratie participative sont indéniables.
La politique de décentralisation n’est pas neuve, elle a une histoire endogène très souvent omise par les chercheurs en sciences sociales, juridiques et politiques lorsqu’ils abordent l’analyse du système politique et administratif de l’État sénégalais
Malgré tout, l’édification d’une démocratie de délégation renouvelée, notamment en matière de protection de l’environnement et de risques naturels, ne s’est pas concrétisée. Pour que naissent une décentralisation et une gouvernance locale robustes, il apparaît essentiel de « surmonter les nombreuses contradictions que l’État continue toujours de camoufler ». Ainsi, même s’il s’est poursuivi en 2016 par un « acte III » visant à corriger les dysfonctionnements antérieurs, l’exercice de la décentralisation au Sénégal n’est pas parvenu à générer une plus grande promotion des libertés locales et un contexte d’interaction entre protagonistes favorable à la confrontation « productive » de visions et savoirs distincts. Voyons comment se décline cet enjeu à l’échelon local de Saint-Louis.
Le champ de la gouvernance urbaine contemporaine : des dynamiques reproductrices inégalitaires
Dans des contextes d’action locale largement déterminés par les logiques de décentralisation, la valorisation des ressources a été largement réalisée par « la courroie des ONG ». En matière de protection de l’environnement, elles ont progressivement noué des collaborations avec différents échelons de régulation.
Encouragées par l’acte III de la décentralisation à être plus proches des acteurs locaux, les ONG ne contribuent pas forcément à une meilleure approche des réalités socioéconomiques à transformer. Pour certains observateurs, « elles continuent de concevoir l’espace socioéconomique d’une manière qui accompagne la reproduction des schémas qui ont donné naissance aux situations actuelles ». La valorisation des ressources du terroir [qui] reste guidée par une manière unique de comprendre et de faire la société. C’est que le développement local reste du développement et ce dernier, quels que soient les qualificatifs qu’on lui accole, s’entête à diffuser les normes et les pratiques qui rendent compte de sa perpétuelle et jusqu’ici vaine remise en question.
Prendre le large ! Réinventer la résilience par la valorisation des savoirs vernaculaires
Pour infléchir la trajectoire non soutenable de gouvernance des risques hydrologiques dans l’estuaire du fleuve Sénégal, il semble nécessaire d’« enfanter des formes de sa propre contemporanéité ». Le fait de se limiter à l’imitation servile de modèles élaborés en fonction des impératifs qui refusent les réalités locales risquerait de produire de l’extraversion, c’est-à-dire de l’aliénation. Au contraire, une innovation politique comprise et portée notamment par une dynamique endogène équilibrée (c.-à-d. mobilisant conjointement les savoirs vernaculaires et modernes) selon une logique de « mission collective » génératrice de créativités saura s’accommoder avec les exigences universelles de liberté et de dignité humaines.
Une telle perspective nécessite d’être au clair sur les notions de savoirs « indigènes » et « modernes ». Dans les années 1950, les travaux en ethnosciences combinés aux travaux de Claude Lévy-Strauss (1962) avaient démontré que les savoirs vernaculaires sont une construction intellectuelle et ne se réduisent pas uniquement à une praxis issue de l’expérience empirique. En effet, ils s’élaborent dans un mouvement de mobilisation conjointe d’unités d’information de types très divers issues de l’expérience, de raisonnements abstraits relevant de la géométrie, de la physique, de la biologie, etc., de réflexions d’ordre philosophique, de la spiritualité individuelle et collective, de croyances, de rêves et d’émotions qui, ensemble, forment ces savoirs. « Prendre le large » en revalorisant les savoirs indigènes n’est donc pas chose aisée : un tel processus va nécessiter, dans un premier temps, la négociation de transitions socio-institutionnelles respectant la non-commensurabilité des savoirs à l’œuvre (indigènes et experts), mais n’excluant pas l’émergence de solutions soutenables de leur éventuelle mise en regard.
Pour infléchir la trajectoire non soutenable de gouvernance des risques hydrologiques dans l’estuaire du fleuve Sénégal, il semble nécessaire d’« enfanter des formes de sa propre contemporanéité ». Le fait de se limiter à l’imitation servile de modèles élaborés en fonction des impératifs qui refusent les réalités locales risquerait de produire de l’extraversion, c’est-à-dire de l’aliénation
Futur proche et pratiques quotidiennes pluriversalistes : le pouvoir liant des savoirs indigènes
Pendant la gouvernance coloniale et après les indépendances, les savoirs autochtones –certes insérés dans des rapports de domination culturelle –semblent avoir été reconnus et entretenus par les autorités françaises afin de consolider la fixation du cordon littoral qui protégeait Saint-Louis. La période postcoloniale, non expurgée de la colonialité dans son rapport aux pouvoirs et savoirs qui ont façonné la nouvelle configuration de la mondialisation (tournant néolibéral), a contribué à progressivement les dévaloriser. Leur « rendre justice » implique donc non seulement de reconnaître leur profondeur historique et de consolider leur cohérence systémique, mais également de les faire « cohabiter » avec d’autres savoirs afin de consolider la dimension opératoire de leur mise en pratique. In fine, c’est bien de nouvelles stratégies d’animation territoriale, orientées vers un futur proche partagé et couvrant la diversité des risques hydrologiques accumulés en amont et en aval de la zone estuarienne, qu’il s’agit de repenser. Une perspective cosmopolitique peut alors être endossée afin de s’inspirer d’une diversité de pratiques et méthodes fleurissant actuellement sur une pluralité de territoires.