Une expérience du secteur privé international au service du Sénégal
J’ai travaillé chez Coca-Cola, Philip Morris, Colgate-Palmolive, S.C Johnson qui sont des entreprises américaines. J’ai essentiellement fait ma carrière pendant près de 25 ans à l’international. Naturellement comme tout Sénégalais et tout Africain, il arrive un moment précis où on se dit qu’on a envie de retourner travailler pour son pays. Ainsi, je suis venu et on m’a proposé de faire la procédure pour travailler dans le domaine de l’eau. Il y avait alors une grosse réforme à mener. Quand je suis arrivé, j’étais le premier employé, la société n’existait pas. J’ai eu la chance de composer mon équipe, d’aller chercher les compétences que je voulais. Il y avait des gens du secteur public et du secteur privé. C’était une balance.
Quand je suis arrivé à l’ONAS, trois ans après, je suis tombé sur une société qui existait déjà. Avec des gens qui étaient déjà là. Il n’y avait pas de marge de manœuvre. D’autant plus que dans les organes de l’État, en principe quand un directeur général est recruté, il faut que cela soit approuvé par le conseil d’administration. Malheureusement, ce n’est pas souvent le cas. On n’a pas forcément beaucoup de latitude pour recruter car il faut que ça réponde rationnellement à un besoin. Tous les corps de contrôle regardent en premier l’État et se demandent quel est le rationnel d’avoir recruté beaucoup de personnel. Vous n’avez pas beaucoup de marge et cela limite aussi vos actions. Si vous trouvez une équipe qui n’est pas performante, non seulement vous ne pouvez pas enlever les gens mais aussi en recruter une autre.
Il arrive un moment précis où on se dit qu’on a envie de retourner travailler pour son pays. Ainsi, je suis venu et on m’a proposé de faire la procédure pour travailler dans le domaine de l’eau
De la nécessité d’évaluer l’existant avant d’avancer
C’est une obligation. Je ne l’ai pas fait à l’OFOR car je venais d’arriver. Mais je l’ai fait à l’ONAS. D’abord, vous faîtes une passation dans les formes. Vous pouvez l’accepter ou la faire sous réserve. Arrivé à l’ONAS, j’ai accepté la passation sous réserve. Après, j’ai pris un cabinet qui a fait un audit complet. On s’est rendu compte qu’il y avait un décalage très important avec ce qui a été déclaré dans le document de passation et la réalité. Ensuite, vous pouvez déclarer sur cette base que vous acceptez avec certaines réserves qui ont été relevées.
Normalement, c’est de cette manière que cela doit se passer. Pourtant, ce n’est pas ce qui se fait dans la pratique car personne ne veut fâcher l’autre. Quand vous faites une passation et que vous dites à celui que vous remplacez votre acceptation sous réserve, il peut mal le voir. Mais nous sommes dans un environnement professionnel. Lorsque j’étais à l’ONAS, j’ai trouvé une personne qui était là, j’ai accepté sous réserve et j’ai pris un cabinet d’audit. Il m’a fait une restitution qui a montré beaucoup de dysfonctionnements. J’ai porté ces informations au niveau du conseil d’administration et j’ai continué mon travail.
D’abord, vous faîtes une passation dans les formes. Vous pouvez l’accepter ou la faire sous réserve
La relation entre une direction et le ministère de tutelle
Je pense qu’il faut qu’on comprenne pourquoi les agences existent. Au Sénégal, on utilise le terme agenciation. On a mis en place les agences car on a trouvé que l’administration centrale était très lourde. L’État a demandé à mettre en place des agences qui ont plus de flexibilité pour exécuter les politiques publiques. Une agence, c’est trois choses. D’abord, une autonomie des échanges du directeur général, vis-à-vis des tutelles techniques et financières. Puis, c’est un organe de contrôle autonome, c’est le conseil d‘administration qui est autonome. Enfin, l’agence doit être orientée vers le service public pour les usagers. C’est pour ça qu’on a mis en place les agences. L’autonomie et la performance supposent qu’un directeur général doit être choisi sur la base de ses compétences.
J’ai travaillé récemment sur une thèse sur les agences, cela m’a permis de faire beaucoup de recherches. On se rend compte que le directeur général doit aussi avoir un contrat de performance avec l’État. Quand vous allez dans des pays proches comme la Côte d’Ivoire, allez sur le site du gouvernement ivoirien. Tous les directeurs généraux des agences sont nommés sur la base d’un appel à candidature. Le président d’un conseil d’administration doit avoir au moins trois ans d’expérience comme administrateur. C’est le premier point, on est sûr que la personne choisie est performante. Il a un contrat de deux fois trois ans. Au bout de la troisième année, on évalue si les résultats sont atteints ou non. Si ce n’est pas atteint, on prend une autre personne. Mais au Sénégal, c’est le chef de l’État qui a le pouvoir constitutionnel de nommer toutes les fonctions civiles et militaires. Les capacités du directeur général comme les capacités de président du conseil d’administration ne sont pas une obligation. Les critères de performances n’ont plus. Naturellement, ça pose souvent des problèmes.
Quelle est la relation entre le ministère de tutelle et le ministère des Finances ? Tous les rapports des corps de contrôle de l’État sont indexés directement au directeur général car il est supposé être autonome. On a demandé l’autonomie pour lui permettre d’exécuter très rapidement ses missions sans contraintes. En réalité, c’est différent. Le ministre des Tutelles sous le prétexte d’une harmonisation des politiques publiques tient toujours à contrôler l’agence. Cela peut créer des conflits si le directeur général comprend ses missions. Ou bien s’il est avenant et tient à rester en position, le problème ne survient pas. Le second problème est avec le ministre des Finances. L’agence est autonome sur le plan financier, ça signifie qu’elle doit disposer de ses ressources financières et les dépenser suivant un calendrier d’exécution des programmes. Cela ne suppose pas que les dépenses soient sans contrôle. Il y a le conseil d’administration, les corps de contrôle de l’État. Or, c’est le ministre des Finances qui décide à la fin de la journée le budget. Cela pose un problème d’autonomie. De même, au cours de votre fonction de directeur général de l’agence, le ministre des Finances peut faire passer le budget de 100 à 75 en cas de contraintes budgétaires. Ainsi, l’autonomie n’existe pas dans les faits au Sénégal. Cela fragilise beaucoup le directeur d’agence qui est obligé de faire des compromis et d’accepter des choses qui sont inacceptables pour pouvoir travailler correctement.
Du secteur public au secteur privé
Dans les textes, les systèmes de performance et de création de valeurs dans le public comme dans le privé sont les mêmes. Il faut travailler, avoir des objectifs et des moyens pour les atteindre. Mais dans la réalité au Sénégal, c’est complètement différent. Premièrement, en termes de budget, quand on vous dit que vous avez 100 francs dans le privé, c’est jusqu’à la fin de l’année. Au niveau de l’État sénégalais, à la fin de l’année vous pouvez vous retrouver avec 50. La chose la plus complexe au niveau de l’administration publique, c’est qu’on n’a pas de système de mesure de performances. Dans les textes, il y a le contrat de performance. Très souvent, on demande des résultats sans offrir de moyens pour travailler. Le dernier point, c’est la forte politisation des fonctions. Si les choses se faisaient normalement, dans une entreprise privée, on regarde si la personne qu’on prend a les capacités de faire le job. Au Sénégal, ce n’est pas forcément le cas. Le premier critère mis en avant est le poids électoral. Donc la performance ne signifie rien.
Ce qui est important, c’est la capacité à mobiliser des gens. Quand on vient du secteur privé, on est obligé de s’adapter. Et surtout, d’accepter et faire beaucoup de compromis tout en respectant son éthique. Si on n’accepte pas, on ne fait pas de longs jours. Par exemple, si on vous appelle et on vous dit d’embaucher telle personne, vous pouvez résister de temps en temps. Le plus important, c’est de se demander où est-ce qu’on veut aller, on fait des compromis pour continuer de travailler. Personnellement, quand cela touche les valeurs, il faut se dire qu’on ne peut plus continuer. À ce moment, on trouve des moyens de se séparer. Mais normalement, cela doit être le cas aussi pour le secteur public. Le secteur privé, c’est de l’argent de personnes privées. Alors que le secteur public, c’est de l’argent de personnes publiques. Je pense qu’on aurait dû être plus exigeant par rapport à ça. Mais malheureusement, ce n’est pas du tout le cas.
La chose la plus complexe au niveau de l’administration publique, c’est qu’on n’a pas de système de mesure de performances. Dans les textes, il y a le contrat de performance
C’est la même chose pour les présidents de conseil d’administration. J’ai eu la chance dans les deux organisations d’avoir des présidents de conseil qui comprenaient les contextes et savaient lire mon bilan. Aujourd’hui dans des organes très importants de l’État, certains sont incapables de lire mon bilan. Et ça pose un problème en réalité car le président du conseil d’administration peut bloquer le directeur général. C’est lui qui valide le budget. Ils peuvent discuter ensemble puis après être bloqués. Je vous donne un exemple. Dans l’État du Sénégal, un président du conseil d’administration n’a pas le droit d’avoir un véhicule de fonction. C’est écrit noir sur blanc. Il a le droit à une indemnité soumise à un impôt de prélèvement. Mais tous ont des véhicules de fonction, et des téléphones, ce qui est contraire à la loi. Toutefois, il y a des combats à ne pas mener. Les directeurs généraux ferment les yeux dessus pour avoir la paix et travailler. L’artifice est fait de telle sorte que lorsqu’on est dans le système, il y a des règles non écrites qui fragilisent le président du conseil d’administration. Or, son rôle, c’est de pouvoir contrôler son directeur général. Mais quand on va jusqu’à avoir des connivences entre les deux, en réalité on a le vrai rapport de contrôle quand les corps de contrôle passent. Mais ils sont tellement occupés qu’ils passent tous les trois ans.
La réforme de l’hydraulique rurale de 2014
Je suis très à l’aise pour en parler car j’ai été la personne qui a conduit cette réforme. Quand je suis arrivé, on m’a dit que vous travaillez pour l’État, vous avez le choix de prendre la SONES ou l’OFOR. Le second est beaucoup plus compliqué car il faut introduire une réforme. Si je viens, c’est pour faire des choses qui soient plus challenging pour moi. La deuxième était que c’était dans le monde rural. Avant la réforme, les forages étaient gérés par les associations d’usagers de forages (Asufor). Le prix du mètre cube d’eau était de 200 à 600 francs CFA en zone rurale. Ce qui faisait que certaines populations n’avaient pas accès à l’eau car ils ne pouvaient pas payer. Alors que le prix moyen dans le milieu urbain était à 200 francs CFA, c’est le premier dysfonctionnement qui existait donc on n’avait pas d’harmonisation de prix. La deuxième chose, c’est que l’association n’avait pas les moyens de contrôler la qualité de l’eau pour voir si elle était potable ou non. Le troisième, c’est qu’il n’y avait aucune transparence dans la gestion des ressources financières qui y découlait.
L’État du Sénégal a dit, nous avons fait une réforme de l’hydraulique urbaine à Dakar. Vous ne connaissez pas aujourd’hui qui vous donne de l’eau. Vous restez chez vous, vous ouvrez votre robinet et l’eau arrive. Si vous tombez malade à cause de l’eau, vous pouvez attaquer la SENEAU. C’est dans ce cadre que la réforme de l’hydraulique rurale a été mise en place. En recrutant des opérateurs privés sénégalais. L’objectif était double. D’abord, d’avoir un prix de l’eau potable qui soit accessible et acceptable, de pouvoir réparer les forages en cas de panne. Car lorsque c’était le cas, les gens attendaient que l’État vienne les réparer, une majorité mais pas tout le monde. Mais personne ne pouvait dire ce qu’ils ont fait de l’argent qui a été généré par la vente de l’eau. L’argent était utilisé à d’autres fins, il n’y avait aucun contrôle. L’État a mis du privé, en cas de panne, ils auront la responsabilité de réparer en suivant des délais précis. Le plus important était de dire qu’on devait arriver à avoir une péréquation sur le prix de l’eau pour qu’elle soit accessible pour tout le monde.
Avant la réforme, les forages étaient gérés par les associations d’usagers de forages (Asufor). Le prix du mètre cube d’eau était de 200 à 600 francs CFA en zone rurale. Ce qui faisait que certaines populations n’avaient pas accès à l’eau car ils ne pouvaient pas payer
Dans la zone de Tambacounda- Kédougou, le prix de l’eau est passé de 500 à 300 francs CFA par mètre cubes d’eau. Voici la base de la réforme qui avait un rationnel derrière. Mais qu’est-ce qui devait être fait par l’État ? Signer des contrats avec les opérateurs privés mais réparer les dysfonctionnements présents dans les réseaux avant de donner ces forages aux opérateurs. Ce qui n’a malheureusement pas été fait. Il y a eu des dysfonctionnements, les populations ont pensé que c’étaient les opérateurs privés qui ne jouaient pas le jeu. L’autre problème, c’est la politisation. Plus de la moitié des maires, avant les élections locales passées, étaient d’anciens présidents d’Asufor. Donc ils avaient les moyens financiers du forage pour se lancer et faire de la politique. Il faut donc arriver à dépolitiser ces fonctions.
La réforme est très bonne. Ce qui s’est passé, c’est la mise en œuvre. Des pays comme le Bénin sont en train de répliquer la réforme de l’hydraulique rurale du Sénégal. Avant la réforme, le prix moyen du mètre cube d’eau à Dakar coûtait plus cher que le prix du mètre cube d’eau dans une ville comme Bandafassi. Ce qui est une aberration totale. Voilà le fondement. Mais je pense qu’il y a eu des problèmes de communication. On a pensé à un moment précis qu’on a arraché aux mains de la population une gestion qui était de grande proximité pour la donner aux opérateurs privés. Mais cela n’a pas été le cas, voilà le problème de fond. Aujourd’hui, il y a trois opérateurs privés, certains travaillent très bien et pour d’autres c’est plus compliqué. Mais la réforme dans sa globalité, il fallait la faire. Il n’y a aucune raison pour qu’on puisse payer plus cher et ne pas avoir la certitude que l’eau est potable car on vit en région rurale.
Une politisation de la gestion de l’eau
La solution, c’est de leur arracher ça car ce n’est pas leur rôle. En plus, ils utilisaient l’argent de la vente de l’eau pour leur besoin personnel. Il n’y avait aucun moyen de contrôle. Les préfets et sous-préfets étaient supposés représenter l’État mais ils faisaient ce qu’ils voulaient sans qu’il y ait un moyen de contrôle. Il y a certaines zones où les forages sont gérés par les Asufor. Mais c’est très difficile car lorsqu’ils ont une panne, ils attendent l’État. Alors qu’avec l’opérateur privé, c’est sa responsabilité de réparer rapidement la panne. Il y a des délais à respecter. Moi, j’ai vu des pannes qui ont duré 1 mois. L’État n’avait pas de moyen de réparer et on ne savait pas où était l’argent issu de la vente de l’eau.
L’assainissement est le parent pauvre de l’hydraulique
On ne peut pas séparer l’eau et l’assainissement. Il faut gérer les deux de façon équitable. En Tunisie, c’est 50 % du coût de la vente de l’eau qui vont à l’assainissement et 50 % à l’eau. En France, c’est 50 % et 40 %. Au Sénégal, on est sur du 12 % et 92 %. Cela veut dire que dans l’argent qu’on paie pour la facture d’eau, il faut en donner une part beaucoup plus importante à l’assainissement. Voilà pourquoi c’est un parent pauvre.
Quand on fait la réforme de l’hydraulique, avec le nouveau contrat avec SENEAU, on s’est rendu compte qu’il y avait une marge de 15 milliards de francs qui allait être dégagée car on a maintenu le prix de l’eau potable au même prix alors que le prix d’exploitation. C’est un bénéfice, il fallait les verser à l’ONAS. Si on l’avait laissé à l’ONAS, il y aurait eu beaucoup plus de moyens. Tout le problème, c’est notre capacité au niveau général à comprendre comment fonctionne le cycle de l’eau et de le gérer de manière globale. La grosse réforme aurait été de créer une seule grande société de patrimoine qui gère l’eau et l’assainissement. Donc de faire disparaître les trois autres. Cela éviterait d’avoir trois conseils d’administration et de centraliser la gestion des ressources financières. Malheureusement, c’est une question de vision et de compréhension du fonctionnement du secteur de l’eau. Le problème dans nos pays ne pourra jamais être réglé tant qu’on continuera de gérer de manière parcellaire l’eau et l’assainissement.
Les inondations
Je pense que nous n’avons pas un problème d’inondation, mais un problème d’aménagement de territoire. Prenez Keur Massar, on n’aurait jamais dû laisser les gens habiter cette zone. Je rappelle que c’est l’État, à travers les HLM qui a vendu la zone et poussé les habitants à y habiter. Vous prenez la zone de Captage, c’est une zone qui était dédiée à capter des eaux pluviales. C’est l’État encore une fois, qui a dit aux populations de s’y installer. On ne peut plus leur dire de partir. Ensuite, il faut que les cinq services de l’État qui travaillent dans la gestion des eaux pluviales se parlent. Ils ne se parlent pas et font ce qu’ils veulent. La priorité des gens, c’est d’avoir des marchés plutôt que de les exécuter. On est un pays qui marche dans certains cas de figure sur la tête, rien ne justifie le manque de communication entre les agences. Je ne suis pas surpris que cela n’ait pas marché à Keur Massar. Je pense que nous devons devenir des fondamentaux de la gestion. Il y a des choses, si vous ne les faites pas, ça ne marchera pas. D’autres, si vous les faites, ça marchera.
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