« Il est difficile pour les élèves qui sortent des daaras d’avoir accès aux opportunités offertes par la République » Fallou Niang, Fondateur Génération Saalih

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Extraits

Fallou, pourriez-vous vous présenter brièvement ?

Je suis un ancien talibé du daara nommé Touba Ndigeul. En même temps, j’ai fait des études francophones. J’ai été étudiant en Sciences économiques et Gestion et formateur en Mathématiques appliquées aux métiers. Actuellement, je suis le président fondateur de l’association Génération Saalih qui s’active dans la formation et l’insertion professionnelle des jeunes vulnérables, plus particulièrement des talibés.

En tant qu’ancien talibé, comment avez-vous découvert la vocation de créer une association de formation et d’insertion professionnelle des talibés ?

Malgré le parcours dans les daaras, en tant que talibés, il arrive un moment où l’on a besoin d’être professionnellement actifs, avoir une maison, fonder une famille, etc. Cela demande d’être entreprenant afin d’être capable d’assumer ces responsabilités.

Il est vrai que la manière dont les daaras sont constitués fait qu’ils n’accompagnent pas vraiment les talibés sur le plan professionnel. Les daaras vous inculquent plutôt le savoir et la religion. Ayant eu cela, le jeune talibé a besoin de quelque chose en plus pour compléter ses compétences et devenir opérationnel dans le monde économique de l’offre et de la demande.

Ainsi, le jeune talibé pourra être capable de se prendre en charge lui-même. C’est pour cela que nous avons créé Génération Saalih.

Pourquoi les daaras ne font-ils pas de la professionnalisation des talibés un élément de leur parcours ?

La raison d’être d’un daara est d’encadrer et d’éduquer un jeune élève afin d’être un bon musulman. Le daara ne peut pas tout faire.

Il y a eu des initiatives des communautés religieuses pour donner de l’emploi aux jeunes. Par exemple, Serigne Saliou avait appelé à ce qu’on lui confie les élèves des daaras afin que, comme son père Serigne Touba, il puisse leur prodiguer des enseignements, de l’encadrement et des emplois. De cette manière, il leur offrait le savoir, le savoir-être et le savoir-faire.

Il est vrai que la manière dont les daaras sont constitués fait qu’ils n’accompagnent pas vraiment les talibés sur le plan professionnel

Certes, il a initié cette éducation au savoir-faire qui est important pour le monde professionnel. Mais ces initiatives n’ont pas été reproduites ailleurs. Puisqu’il n’y a pas cette éducation au savoir-faire dans les daaras, nous avons créé Génération Saalih.

Il y a beaucoup de talibés qui finissent leur éducation scolaire et qui se retrouvent sans travail et sans opportunités professionnelles. Quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent ?

C’est un phénomène important. C’est très répandu, et c’est un phénomène qui date de la colonisation.

La colonisation a proposé une nouvelle école à nos anciens. Puisque l’école coloniale ne satisfaisait pas à nos anciens, ils ont créé les daaras. Malheureusement, pour réussir dans ce pays, il faut passer par ce qu’on appelle l’école républicaine qui est l’école héritée de la colonisation. Il y a déjà cette ségrégation. Toutes les opportunités tournent autour de l’école républicaine tandis que les daaras sont laissés à eux-mêmes.

C’est l’évolution de ce phénomène qui est à l’origine de l’apparition des enfants de la rue. Ce phénomène est tellement répandu qu’il est difficile pour les élèves qui sortent des daaras d’avoir accès aux opportunités offertes par la République. Les conséquences sont terribles.

Quand un jeune sort du daara, ses opportunités sont tellement réduites qu’il ne peut pas aspirer à être ingénieur, docteur, etc. Tout ce qu’il peut faire c’est être enseignant. Mais si le jeune va enseigner alors qu’il n’a pas les compétences nécessaires pour cette profession, ou s’il n’a pas les moyens et personne pour l’aider, il finit par faire mendier les enfants qui sont sous sa tutelle.

Si de plus en plus de personnes font la même chose, à un moment donné, cela va exploser et nous verrons le feu.

En ayant constaté cela, nous nous sommes dit que pour trouver des solutions pérennes, nous devons compléter le dispositif des daaras et les impliquer davantage dans les programmes étatiques. De ce fait, lorsqu’un jeune sort du daara, il est opérationnel et il a les mêmes chances qu’un jeune qui sort de l’école républicaine.

Aujourd’hui, les daaras remplissent leur mission plus que jamais. Ils forment toujours des hommes de valeur qui rendent service à leurs communautés. Il y a plusieurs opérateurs économiques qui viennent des daaras. Beaucoup de champions silencieux qui ont commencé avec rien pour atteindre les sommets. Mais partout, il y a des brebis galeuses.

Si le jeune va enseigner alors qu’il n’a pas les compétences nécessaires pour cette profession, ou s’il n’a pas les moyens et personne pour l’aider, il finit par faire mendier les enfants qui sont sous sa tutelle

Le problème est qu’il y a de plus en plus de brebis galeuses. Par exemple, certains quittent les milieux ruraux alors qu’ils n’ont rien et viennent s’installer à Dakar avec des enfants-élèves. La sécurité de ces enfants est un problème parce qu’ils n’ont pas de logement dans la ville. Il y a tellement d’enfants que le maître ne peut pas assurer leur suivi pédagogique. Une bonne partie de ces enfants seront formés par la rue.

Finalement, on en arrive à incriminer les daaras en pensant que toute personne qui y passe est mauvaise à cause de la réputation des brebis galeuses. Certains sont dans ce milieu alors que leur vocation n’est pas d’encadrer des enfants.

On doit parler avec les grands perdants de ce système. Les problèmes qu’ils rencontrent sont nombreux. Celui qui est abandonné à lui-même dans la rue peut rencontrer toutes sortes de problèmes. C’est comme un cabri dans une cage de lions. Plusieurs leaders religieux partagent cette inquiétude avec nous.

Un enfant de 14 ans qui va au marché pour trouver du travail va souvent penser à conduire une charrette ou vendre du café s’il a de l’orientation. D’autres qui veulent faire du profit rapidement pour régler leurs problèmes vont emprunter des chemins sombres : fumer, voler, etc.

C’est un phénomène qui touche beaucoup d’enfants talibés, mais en réalité ils ne sont pas les seuls.

Est-ce pour cela que vous faites la différence entre les jeunes talibés et les jeunes vulnérables parmi les cibles de votre association ?

Exactement. Le terme talibé est galvaudé. Même à l’international, on te montre souvent un enfant en haillons avec un pot de mendiant alors que le terme de talibé va au-delà de ça. Celui qui est dans un internat avec des habits propres est aussi un talibé. Celui qui est dans un daara de taarbîya est aussi un talibé. Et il y a ceux qui font mendier les enfants dans la rue qui sont aussi des talibés.

Pourquoi avoir pensé à développer une approche territoriale différente selon les régions pour accompagner et insérer les jeunes talibés ?

Le système politique et économique du Sénégal est importé. C’est du copier-coller. A cause de ce problème d’adaptabilité, les populations ne se sont pas assez appropriés ce système. C’est un constat que nous faisons.

Lorsque vous passez devant un établissement tel qu’une maison de développement local ou un centre de développement professionnel, vous voyez qu’il n’est pas adapté aux besoins de la population parce que, dans un premier temps, la signalisation est écrite en français uniquement.

Certains sont dans ce milieu alors que leur vocation n’est pas d’encadrer des enfants

Celui qui n’a pas été à l’école française ne comprend pas la signification et l’utilité de ce bâtiment. Il faut adapter le système importé de façon que toutes les couches géographiques et culturelles s’y retrouvent et puissent en tirer profit.

Puisque l’inclusivité est un des défis du système actuel, nous avons pensé à travailler sur le sujet. Nous ne pouvons pas tout transformer mais nous pouvons faire notre part des choses. C’est-à-dire se baser sur les ressources spécifiques de chaque localité afin de lui venir en aide.

Cela change toute l’approche. Par exemple, pour les métiers, on ne peut pas offrir les mêmes choix selon qu’on est à Dakar, à Salémata ou à Fongolembi. Même la sensibilisation des populations est différente selon leurs réalités. Nous essayons d’invoquer les modèles de réussite locale pour la sensibilisation et pour le choix des métiers des jeunes.

A Touba, nous formons des jeunes dans la plomberie et l’électricité solaire étant donné le potentiel dans cette région. Nous avons formé des jeunes dans l’agriculture. Lorsqu’on fait des études dans une nouvelle région, la première chose que l’on demande c’est si le conseil départemental a réalisé son plan de développement stratégique pour nous y appuyer. Si ce document n’est pas disponible, nous allons sur le terrain pour comprendre les réalités de la localité avant de déployer nos actions.

Vous voulez dire que pour venir en aide aux talibés, dans n’importe quelle région où ils se trouvent, il faut comprendre auparavant quelles sont les programmes étatiques en place, les stratégies des mairies et des collectivités locales afin de mieux s’y greffer ?

Effectivement, c’est le but. Parce que sinon, vous n’êtes pas en cohérence avec ceux dirigent la politique du pays. Cela va également rendre les solutions difficiles à trouver.

Il existe déjà des difficultés parce que certains maîtres de daaras ne sont pas ouverts dès qu’on parle de l’État alors qu’une collaboration avec l’État est indispensable. L’enfant a besoin d’acte d’état civil et il faut aller vers l’État pour l’obtenir. Si vous n’allez pas vers l’État, vous n’aurez pas ces droits pour les enfants. C’est pareil dans plusieurs autres domaines.

Nous essayons d’invoquer les modèles de réussite locale pour la sensibilisation et pour le choix des métiers des jeunes

Comment fluidifier la relation entre l’État et les maîtres de daaras qui ont la charge d’enfants talibés ?

Il y a eu des progrès dans la relation entre les deux. Toutefois, pour développer une approche inclusive, il ne faut pas imposer des décisions de force. Il y a une manière d’impliquer les gens. Si vous apportez des propositions que les gens ne comprennent pas, elles seront rejetées.

Parfois, les organisations internationales qui sont derrière ces modèles importés vous comprennent mal si vous n’adhérez pas à leur philosophie alors que nous aussi nous avons une philosophie sociale à proposer.

Comment peut-on réduire les obstacles que rencontrent les jeunes qui ont fait leur scolarité en arabe et qui doivent s’insérer dans un monde francophone ?

La barrière linguistique est l’un des problèmes d’adaptation que rencontrent les jeunes talibés. L’État doit avoir le courage de mener des actions fortes dans ce domaine. On fait une certaine promotion des langues nationales mais les efforts sont timides. La volonté politique manque certainement mais s’il y avait de réels efforts dans ce domaine, cela aiderait beaucoup de gens.

Certains maîtres de daaras ne sont pas ouverts dès qu’on parle de l’État alors qu’une collaboration avec l’État est indispensable

Il faut faire de sorte que la langue ne soit plus une barrière en promouvant le wolof jusque dans les administrations.

Quels sont vos derniers mots pour les jeunes talibés ?

Les talibés ont généralement une attitude qu’ils tirent des daaras, qui s’appelle Al Himma. C’est la détermination. Le daara t’inculque cela. Il faudrait que les jeunes talibés puissent développer cela afin de participer au développement de leur pays. C’est possible parce plein de leurs aînés l’ont fait avant eux.

L’autre chose, c’est que Génération Saalih est en train de mettre en place le GS Fund, un fond d’impact social dont l’ambition est d’atteindre 1 milliard. Nous invitions les entreprises, les bonnes volontés, les élèves de daaras, les partenaires techniques et financiers et toute autre personne à participer à ce fond car nous voulons faciliter l’insertion des jeunes, financer une partie de leur formation, les accompagner avec un capital de démarrage des activités entrepreneuriales et étendre nos Xidma centres (centres d’apprentissage et d’incubation) à travers le territoire.

 

 


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Fallou Niang

Fallou Niang est un ancien talibé qui a commencé une carrière de responsable de l’insertion et l’animation économique. Il fonde Génération Saalih, une association qui s’active dans l’encadrement et l’accompagnement des talibés et des enfants de la rue qui ont un accès limité aux services publics ou privés d’appui aux jeunes. L’association travaille avec des couches vulnérables, évoluant dans des environnements assez difficiles et parfois réfractaires aux interventions extérieures (les « daara » par exemple).

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