La gouvernance foncière au Sénégal, Forum foncier mondial, mai 2015

Auteur : Pr Abdoulaye Dièye

Organisation affiliée : Forum foncier mondial, International Land Coalition, Cocidev

Type de publication : Etude

Date de publication : mai 2015

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* Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.


 

Le système foncier sénégalais laisse apparaître trois grands ensembles :

  • le domaine national, vaste espace régi par la loi 64-46 du 17 juin 1964 ;
  • le domaine de l’Etat subdivisé en domaine public et domaine privé et régi par la loi 76-66 du 2 juillet 1976 ;
  • les terrains, objet de titres fonciers appartenant à des particuliers constitués sur la base du décret du 26 juillet 1932 abrogé et remplacé par la loi 2011-07 du 30 mars 2011 portant régime de la propriété foncière au Sénégal.

La loi sur le domaine national, encore en vigueur, fait que le Sénégal dispose de la législation foncière la plus ancienne d’Afrique noire francophone. Elle est vieille aujourd’hui d’un peu plus d’un demi-siècle. Elle a connu et continue de connaître un retentissement qui s’explique par son originalité (en excluant toute idée de propriété tout en assurant à l’Etat, le contrôle de 95% des terres, il y a eu nationalisation sans indemnisation).

Les choix fondamentaux en matière foncière opérés en 1964 permirent à l’Etat de devenir maître du sol. Il détient désormais l’exclusivité du droit de requérir l’immatriculation. Cette maîtrise étatique du sol va être confirmée en 1976 avec les lois n° 76- 66 du 2 juillet 1976 portant code du domaine de l’Etat et n° 76-67 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique et aux autres opérations foncières d’utilité publique. En plus de détenir 95% du sol, l’Etat a un patrimoine foncier propre constitué d’un domaine public et d’un domaine privé.

La maitrise du sol par l’Etat se manifeste également à travers le fait qu’il organise la propriété privée et s’aménage un moyen d’y porter atteinte. En effet, le titre foncier qui appartient à un particulier peut faire l’objet d’une expropriation, mais seulement en cas de nécessité publique déclarée et sous réserve d’une indemnisation. A travers cette procédure, l’Etat peut, dans un but d’utilité publique et sous réserve d’une juste et préalable indemnité, contraindre toute personne à lui céder la propriété d’un immeuble ou d’un droit immobilier.

Les choix fondamentaux en matière foncière opérés en 1964 permirent à l’Etat de devenir maître du sol. Il détient désormais l’exclusivité du droit de requérir l’immatriculation

Le bilan de 50 ans d’application de la loi de 1964 met en lumière le fait qu’elle n’a pas connu l’effectivité nécessaire pour lui faire produire les effets escomptés. Elle n’a pas connu l’effectivité nécessaire en raison des nombreuses carences des acteurs chargés de sa mise en œuvre mais également de son rejet par plusieurs segments de la population. Aujourd’hui, elle présente beaucoup d’obsolescences en raison de l’évolution du contexte de 1964. Cette situation crée une insécurité et exacerbe les tensions et concurrences autour des ressources foncières.

Le régime du domaine national : des obsolescences manifestes

L’objectif de mettre la terre à la disposition de ceux qui l’exploitent effectivement au détriment des «maitres de la terre» et la stratégie de développement endogène justifiaient amplement le régime juridique mis en place en 1964, principalement, les règles d’accès et d’utilisation des terres. Pour le législateur de 1964, ne peuvent être affectataires d’une terre de la zone des terroirs du domaine national que ceux qui résident dans la communauté rurale et qui disposent d’une capacité de mise en valeur. La désaffectation de ces terres peut être prononcée si l’intéressé cesse d’exploiter personnellement, notamment s’il cesse de résider sur le terroir.

Aujourd’hui l’Etat a évolué dans ses options et stratégies de développement. Aussi n’est-il pas étonnant de constater le caractère dépassé du régime juridique du domaine national. L’obligation d’appartenance à la collectivité devant l’urgence d’attirer les investisseurs privés est manifestement inadaptée au nouveau contexte tandis que l’obligation de mise en valeur qui supposait la capacité physique est d’un anachronisme évident dans l’optique d’une intensification de la production agricole. Les principes d’incessibilité des droits et d’intransmissibilité successorale qui structurent la domanialité nationale ne favorisent ni la mobilité foncière, ni l’investissement familial. L’ineffectivité de la loi n°64-46 sur une bonne partie du territoire national a créé une situation d’incertitude et d’insécurité pour les exploitations familiales. Elle a fait le lit au phénomène nouveau des acquisitions de terres à grande échelle qui a trouvé, au Sénégal, un terreau fertile avec les choix politiques des années 2000 qui privilégient le développement de l’entreprenariat agricole avec la mise en œuvre de programmes grands consommateurs de terres agricoles (GOANA, REVA, programme biocarburant..). Il ressort d’une étude de l’ONG CICODEV AFRICA réalisée en 2011, qu’au moins 657 753 hectares soit 16,45% des surfaces cultivables au Sénégal ont déjà été attribués à dix-sept privés dont dix nationaux.

L’unanimité s’est faite aujourd’hui, sur la nécessité de doter le Sénégal d’un régime foncier adapté aux exigences d’un développement durable. Il doit s’agir, à travers la réforme à mettre en place, de construire un équilibre entre le régime de la domanialité nationale qui comporte des vertus incontestables et les principes de la LOASP (La Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale). C’est loin d’être une tâche facile en raison de la diversité des enjeux à considérer et des acteurs intervenant dans le domaine du foncier mais aussi et surtout de l’extrême sensibilité et de la complexité de la matière en soi. La problématique foncière est loin d’être un simple rapport entre l’homme et la terre. Les enjeux qu’elle charrie dépassent l’aspect économique ; ils sont aussi de nature sociale, politique et identitaire. C’est ce qui explique sans doute la difficulté à trouver une solution au problème foncier. Si la pathologie du système foncier est simple à établir, faire aboutir une réforme foncière n’est pas chose aisée.

L’urgence de mettre en adéquation le système foncier sénégalais avec les nécessités du développement

En matière foncière, toute réforme doit être précédée d’une large concertation avec les acteurs. Il ne s’agit pas simplement de les informer, de répondre à leurs revendications, d’organiser la concertation sur des projets de réforme déjà ficelés, mais de les associer le plus en amont possible, aux processus décisionnels. Légiférer après concertations ne garantit même pas l’acceptation d’une réforme foncière a fortiori s’il n’y a pas consensus. C’est dire que toute entreprise de réforme doit être menée avec la volonté qu’elle aboutisse et qu’elle mette à disposition un texte applicable.

Par décret 2012-1419 du 6 décembre 2012, le Président de la République nouvellement élu a créé une Commission nationale de la réforme foncière -CNRF – ayant pour «mission :

  • de conduire toutes les études et recherches relatives à l’occupation du domaine de l’Etat et du domaine national ;
  • d’analyser les textes législatifs et réglementaires en vigueur et de faire des propositions de modification ;
  • d’identifier les contraintes et de mettre en place un cadre juridique et institutionnel attractif, offrant des garanties aux investisseurs et assurant la sécurité et la paix sociale, en vue d’une gestion rationnelle du domaine de l’Etat et du domaine national ;
  • de proposer des solutions durables aux conflits fonciers résultant de l’occupation des domaines susvisés ;
  • et plus généralement d’exécuter toutes missions qui lui sont confiées par le Président de la République».

La CNRF, sous la conduite d’un nouveau Président nommé en 2014, a pris l’option de doter le Sénégal, pour la première fois de son histoire, d’une politique foncière qui doit reposer, aux termes de l’article 22 al. 2 de la LOASP de 2004, sur les principes suivants : la protection des droits d’exploitation des acteurs ruraux et des droits fonciers des communautés rurales, la cessibilité encadrée de la terre pour permettre une mobilité foncière favorisant la création d’exploitation plus viables, la transmissibilité successorale des terres pour encourager l’investissement durable dans l’exploitation familiale, l’utilisation de la terre comme garantie pour l’obtention du crédit».

En matière foncière, toute réforme doit être précédée d’une large concertation avec les acteurs. Il ne s’agit pas simplement de les informer, de répondre à leurs revendications, d’organiser la concertation sur des projets de réforme déjà ficelés, mais de les associer le plus en amont possible, aux processus décisionnels

Elle a esquissé des axes et hypothèses de réforme cherchant à traduire concrètement en texte de loi ces principes dégagés ci-dessus et a adopté une feuille de route avec la claire conscience qu’il y a lieu de créer les conditions d’appropriation de la réforme par les populations. L’extrême sensibilité de la question foncière et la diversité des enjeux à considérer font que cette appropriation est la condition sine qua non de son effectivité. Cette appropriation ne peut être que la résultante d’une démarche participative et inclusive. Le passé doit servir de leçon.