Le citoyen, l’expert et le politique : quelle place pour les savoirs locaux dans la lutte contre les changements climatiques ? Le cas de l’estuaire du fleuve Sénégal, L’Espace Politique, 2020

Auteurs : Cheikh Ba

Organisation affiliée : L’Espace Politique

Type de publication : Papier de recherche

Date de publication : 2020

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Logiques supranationales asymétriques

L’aménagement du fleuve Sénégal s’inscrit dans le vieux rêve colonial de mise en valeur des ressources hydriques en Afrique de l’Ouest. Une volonté d’aménagement de barrages, de production énergétique, de navigabilité et d’exploitation minière était déjà pensée à la fin du XIXe siècle. Elle répond à un projet du colonisateur : rendre les eaux du Sénégal navigables, pour faciliter la circulation entre les colonies dans le Soudan français (actuel Mali) et la valorisation des cultures irriguées industrielles, pour approvisionner la métropole, et une production hydro-électrique pour l’industrialisation de la partie en amont du fleuve.

L’aboutissement de ce projet est consolidé dès les premières années de souveraineté des anciennes colonies de l’Afrique occidentale française, dans le cadre du Comité inter-États des pays limitrophes du fleuve Sénégal (CIE) formé en 1963 à Bamako par la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. En 1968, ce comité est remplacé par l’Organisation des États riverains du fleuve Sénégal (OERS) pour renforcer la coopération transfrontalière entre les gouvernements.

À la suite d’un problème géopolitique opposant la Guinée et le Sénégal en 1971, le Président guinéen reprochait au Sénégal d’abriter des opposants, qui menaçaient le régime de son gouvernement. Faute d’avoir pu trouver un consensus entre les deux nations et suite à l’échec des réunions d’instance, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal décidèrent de dissoudre l’OERS et de former en 1972 l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS).

L’institution formée est chargée de missions plus réalistes. Elle devrait prendre en compte, d’une part, « les enseignements porteurs de l’échec retentissant » de l’OERS, et d’autre part construire une stratégie de résilience pour lutter contre les aléas climatiques (sécheresse, désertification) qui ont fragilisé les paysages naturels de la région du fleuve Sénégal (delta, estuaire, vallée et haut-bassin) au début des années 1970.

Sur le plan organisationnel, elle est structurée par trois organes permanents : la Conférence des chefs d’États et de gouvernement qui est l’instance suprême de l’organisation, elle définit les politiques de coopération et prend des décisions concernant le développement économique général ; le Conseil des ministres qui élabore la politique générale d’aménagement du fleuve Sénégal; et le Haut-Commissariat, qui est l’organe d’exécution de l’OMVS. En plus de ces principaux organes permanents, elle est dotée d’organes consultatifs où la participation des populations locales est recommandée par l’article 2 de la Charte des eaux.

Les enquêtes de terrain prouvent que les acteurs des services déconcentrés et des pouvoirs locaux ne sont pas suffisamment intégrés dans la gouvernance adaptative et ne reçoivent presque pas d’informations sur les décisions de gouvernance adaptative

Les Organes consultatifs sont majoritairement formés par la CPE (Commission permanente des eaux) créée en 2002, les CNC (Comités nationaux de coordination) et les CLC (Comités locaux de coordination) créés en 1997. La CPE est formée de représentants des États membres de l’Organisation. Elle est chargée de définir les principes et les modalités de la répartition des eaux du fleuve Sénégal entre les États et les secteurs d’utilisation de l’eau, à savoir, l’industrie, l’agriculture et les transports. Les populations locales peuvent être représentées au sein de la commission.

Les CNC/CLC doivent participer à l’échelle régionale à l’élaboration du Programme d’atténuation et de suivi des impacts sur l’environnement (PASIE). L’ambition de ce programme est de définir un ensemble de mesures de correction, d’optimisation et de surveillance des impacts sur l’environnement, dans le cadre de la mise en valeur des ressources fluviales.

Le CLC regroupe dans chaque pays, les ministères impliqués, les organisations professionnelles, la société civile (ONG, associations, comités locaux, associations sportives et culturelles) et des représentants. Il est chargé au niveau de chaque gouvernement membre de l’OMVS, d’assurer la coordination, le suivi des actions de concertations, la participation des acteurs impliqués et la sensibilisation des populations.

Les enquêtes de terrain prouvent que les acteurs des services déconcentrés et des pouvoirs locaux ne sont pas suffisamment intégrés dans la gouvernance adaptative et ne reçoivent presque pas d’informations sur les décisions de gouvernance adaptative. Ainsi, au cours d’un entretien, un informateur, – responsable d’un service déconcentré – de l’État du Sénégal, porte un regard critique sur les mécanismes institutionnels de gouvernance : « quand il s’agit de prendre des décisions. On dit que c’est les grands qui sont convoqués. Maintenant, quand on doit partager la décision prise avec les citoyens, usagers et les acteurs qui sont concernés, nous sommes mobilisés. »

Raccoutumer la résilience !        

L’Afrique de l’Ouest en général et le Sénégal en particulier ont subi les effets des philosophies réformatrices (décentralisation et gouvernance) à partir des années 1970-80. Au moment où les communautés africaines sortaient de la colonisation, les principes d’organisation auraient dû émerger de l’intérieur de la société – et non de l’extérieur. Les réformes issues de ces politiques ont de fait perturbé le fonctionnement des sociétés traditionnelles au lieu de les consolider.

Pour infléchir la trajectoire de gouvernance adaptative non soutenable des risques hydrologiques dans l’estuaire du fleuve Sénégal, il semble nécessaire d’« enfanter des formes de sa propre contemporanéité ». Une telle perspective nécessite d’être au clair sur les notions de savoirs « indigènes » et « modernes ». Dans les années 1950, les travaux en ethnosciences combinés aux travaux de Claude Lévy-Strauss (1962) avaient démontré que les savoirs vernaculaires sont une construction intellectuelle et ne se réduisaient pas uniquement à une praxis issue de l’expérience empirique. En effet, ils s’élaborent dans un mouvement de mobilisation conjointe d’unités d’informations de types très divers issues de l’expérience, de raisonnements abstraits relevant de la géométrie, de la physique, de la biologie, etc., de réflexions d’ordre philosophique, de la spiritualité individuelle et collective, de croyances, de rêves et d’émotions qui, ensemble, forment ces savoirs.

L’Afrique de l’Ouest en général et le Sénégal en particulier ont subi les effets des philosophies réformatrices (décentralisation et gouvernance) à partir des années 1970-80. Au moment où les communautés africaines sortaient de la colonisation, les principes d’organisation auraient dû émerger de l’intérieur de la société – et non de l’extérieur. Les réformes issues de ces politiques ont de fait perturbé le fonctionnement des sociétés traditionnelles au lieu de les consolider

Leur antonyme, les savoirs savants, sont discursifs et formalisés à travers des approches théoriques. Ils visent l’objectivation, la communicabilité et aspirent à l’universalité. Raccoutumer la résilience en revalorisant les savoirs locaux n’est donc pas chose aisée : un tel processus nécessite, dans un premier temps, la négociation de transitions socio-institutionnelles qui respecte de manière scrupuleuse la non commensurabilité des savoirs à l’œuvre (locaux et experts) mais n’exclut pas l’émergence de solutions soutenables s’appuyant sur leur éventuelle mise en regard.

« Sentir-penser » avec le pays de Gandiol : du pluralisme au pluriversalisme

Il convient de passer du pluralisme au pluriversalisme. Notons cependant que ces stratégies transitionnelles ne peuvent émerger que si elles se confrontent aux rapports de force hérités de politiques de développement inégalitaires et qu’elles engagent des « luttes politiques ontologiques » – des luttes pour la sauvegarde de la nature. Ce rééquilibrage de rapports sociaux asymétriques est essentiel afin d’alimenter un éventuel « travail politique des écarts » – dialogue entre les cultures/les parties prenantes – et de faire émerger de nouveaux « communs ».

Pendant la gouvernance coloniale, les savoirs autochtones – certes insérés dans des rapports de domination culturelle – semblent donc avoir été reconnus et entretenus par les autorités françaises afin de consolider la fixation du cordon littoral qui protégeait Saint-Louis. La décolonisation a contribué à partiellement les dévaloriser. Leur « rendre justice » implique donc non seulement de reconnaitre leur profondeur historique et de consolider leur cohérence systémique mais également de les faire « cohabiter » avec d’autres savoirs afin de consolider la dimension opératoire de leur mise en pratique. In fine, c’est bien de nouvelles stratégies de gouvernances territoriales, couvrant la diversité des risques hydrologiques accumulés en amont et en aval de la zone estuarienne, qu’il s’agit de repenser.