Auteur: Général Ousmane Kane
Site de publication: CHEDS
Type de publication: Rapport
Date de publication: Mai 2022
Lien vers le document original
Caractérisation du contexte actuel
Malgré les quelques soubresauts que nous observons, la crise casamançaise, qui a monopolisé ces 40 dernières années l’attention des autorités et l’énergie des Armées est entrée dans sa phase terminale ; la rébellion ayant perdu le combat au triple plan politique, militaire et moral. Le contexte sécuritaire des dix dernières années est dominé par l’entrée en scène au plan sous-régional, du terrorisme, une menace émergente et de type nouveau. Depuis l’invasion de la Libye par les Forces de l’OTAN et la désintégration de ses structures étatiques et sécuritaires, le phénomène terroriste a connu une large expansion dans la région sahélienne. En semant le chaos dans de nombreux Etats dont le Mali menacé de désintégration, le terrorisme est devenu une menace directe pour le Sénégal. On sait que les terroristes, pour prendre racine dans un pays exploitent les ressentiments, les plaies mal cicatrisées et les conflits latents liées à la différence de niveau de développement et à l’appartenance religieuse, régionale ou ethnique qu’ils aggravent en se présentant comme les défenseurs de la partie supposée être désavantagée. L’effet majeur recherché par l’action terroriste est de désintégrer le tissu social et de répandre une violence incontrôlée entre citoyens d’un même pays que tout unit. Il s’agit pour eux de profiter du chaos créé pour prendre le pouvoir. Cette tactique satanique a constitué, dans toutes les régions en proie à la violence terroriste, la base de l’endoctrinement et la légitimation de la cruauté observée. La question aujourd’hui posée est, indépendamment de la préparation à une riposte cinétique, comment user de notre belle tradition «Armée-Nation», pour anticiper, prévenir et le cas échéant faire face à cette menace pressante. La réponse à cette question exige, à mon humble avis, une réévaluation de l’action « Armée Nation » et son adaptation au nouveau contexte sécuritaire.
Adaptation du concept « Armée-Nation » au nouvel environnement opérationnel
Pour saisir la nécessité d’adaptation du concept « Armée-Nation » au nouveau contexte sécuritaire, il faut examiner les principales caractéristiques et limites de cette conception bâtie à l’aube de l’indépendance, dans un environnement paisible face à des défis techniques, socio-économiques et psychologiques de construction nationale : Concept à sens unique : il s’agissait pour les Armées d’apporter une assistance technique et humanitaire à une population qui ne voyait dans les « hommes de tenues » des forces coloniales qu’un instrument de coercition au service d’une autorité oppressive. Limites du Concept : Le concept engageait plus les armées que les autres forces de sécurité (gendarmerie, police, douane…).
On sait que les terroristes, pour prendre racine dans un pays exploitent les ressentiments, les plaies mal cicatrisées et les conflits latents liées à la différence de niveau de développement et à l’appartenance religieuse, régionale ou ethnique qu’ils aggravent en se présentant comme les défenseurs de la partie supposée être désavantagée
Et même au sein des armées, le Concept n’engageait que les unités ou services disposant de capacités à double usage civilo-militaire (Génie, Santé, logistique de transport aérien, naval ou terrestre…) La mise en application du concept n’était en plus ni permanente ni systémique mais plutôt liée aux circonstances et aux besoins d’appui exprimés par l’Etat. Par ailleurs, il semble nécessaire de réfléchir aux changements intervenus dans le contexte socio-économique d’un pays qui est passé de 1960 à 2022 de 3 à 17 millions d’habitants avec une sécheresse persistante qui a entraîné une urbanisation massive et mal contrôlée. En plus, un chômage galopant, accentué par une désindustrialisation qui a supprimé les principaux fleurons de l’économie dont les chemins de fer, est venu aggraver cette situation qu’il semble nécessaire de prendre en considération.
La mise en place d’un Corps National de Réservistes
Pour matérialiser la généralisation de l’effort de sécurisation et donner au concept «Armée Nation» un contenu nouveau, il serait nécessaire de mettre en place un Corps National de Réservistes. A cet effet la loi permet, en s’appuyant sur les forces conventionnelles et en mettant à contribution les citoyens, de constituer une force de sécurité de réserve mobilisable en cas de besoin. Ainsi, la suggestion serait de confier à chaque Armée, Service et Service de sécurité sa propre gestion des Réservistes tout en assurant une coordination au niveau central et une synergie d’effort au niveau local. Le Commandement pourrait ainsi disposer d’une force instruite de la situation sécuritaire, invisible de l’ennemi, motivée et en mesure de fournir le renseignement ou de participer au niveau local à la neutralisation des malfaiteurs. Dans cette perspective, le Corps National des Réservistes, en décloisonnant ses structures locales dans les 46 départements, permettrait un contact étroit entre les éléments de toutes les forces de sécurité, pour un maillage national.
Ce Corps de réservistes qui devrait aussi engerber des éléments de la fonction publique et des citoyens connus pour leur intégrité morale et leur aptitude, devrait être, quand il aura atteint son degré de cohésion optimale, une véritable armée cachée. Il constituerait ainsi un élément de jonction, vers une symbiose entre les forces de sécurité actives et la population. Le maillage de toutes les localités et communautés du pays devrait faire en sorte qu’un esprit et les réflexes de sécurité soient incrustées partout et qu’aucune action illicite n’échappe à la vigilance des forces de sécurité. Dans un schéma d’autodéfense sur le plan national, le Corps national des réservistes devrait être la première structure à côté des Forces de première et de deuxième catégories à faire face aux fauteurs de trouble. Une articulation formelle entre la Population, les Réservistes, les Forces paramilitaires et les Forces militaires devrait être la première esquisse de la Réorientation Stratégique prônée.
Pour matérialiser la généralisation de l’effort de sécurisation et donner au concept «Armée Nation» un contenu nouveau, il serait nécessaire de mettre en place un Corps National de Réservistes
Cette proposition d’architecture sécuritaire est étayée par les observations que l’on pourrait faire dans la région sahélienne qui voit essaimer des milices à coloration ethnique et régionaliste que constituent les communautés, face à une demande sécuritaire insatisfaite par les forces conventionnelles, pour résister à la violence terroriste. A l’instar des groupes terroristes, ces milices alimentées par le trafic illicite (armes, munitions, motocyclettes, carburant…) sapent l’autorité de l’Etat dans les zones qu’elles contrôlent. Une telle éventualité pouvant mettre en danger la cohésion nationale, appelle la création d’une force de réserve structurée par l’Etat, en mesure de combler les déficits potentiels pour que le précepte qui veut que « Force reste à la Loi » ne souffre d’aucune entorse.
La généralisation progressive du Service Militaire, d’Education Citoyenne et de Défense Civile
La loi sur le «Service Militaire National» étant toujours en vigueur, il s’agirait de trouver des procédés innovants pour mettre progressivement en œuvre cette obligation légale qui répond aujourd’hui à des besoins sécuritaires et d’éducation citoyenne. A cet effet un programme de formation et d’éducation militaire de la jeunesse, cible des nouvelles menaces mais dépourvue de repères civiques et citoyens, pourrait être envisagé et mis en œuvre. Cette mission pourrait dans un premier temps, être exécutée en relation avec les Départements ministériels en charge de l’éducation et de la formation. Elle devrait cibler l’enseignement public et privé, secondaire et supérieur et s’intégrer comme discipline obligatoire, aux curricula et emplois de temps existants. Dans ce cadre, il serait possible de confectionner un programme annuel et de détacher pour quelques heures par semaine, des militaires ou paramilitaires de rang subalterne devant assurer un encadrement à l’instar des autres matières enseignées dans les établissements.
La loi sur le «Service Militaire National» étant toujours en vigueur, il s’agirait de trouver des procédés innovants pour mettre progressivement en œuvre cette obligation légale qui répond aujourd’hui à des besoins sécuritaires et d’éducation citoyenne
Les élèves et étudiants pourraient ainsi être formés dans des disciplines innovantes du Réarmement moral, de l’Education Civique, de l’Ordre Serré, de l’Hygiène, de la Vigilance Sécuritaire, de Défense Civile et du Secourisme et constituer plus tard les éléments de base d’un Corps de Volontaires encadrés par la Brigade Nationale des Sapeurs-Pompiers. Ils seraient ainsi en mesure d’assurer dans leurs localités, les premiers gestes de secours en cas de nécessité. Par ailleurs, les Écoles nationales ayant déjà intégré la formation militaire dans leur curricula, il leur reste à faire appel à l’expertise des forces de sécurité pour donner une formation de « Réservistes » à leurs étudiants, futurs fonctionnaires de l’Etat. Un élément d’inspiration, de lutte contre l’oisiveté, d’éducation à la discipline et de créativité pour la jeunesse serait de soutenir les écoles, les centres de formation et les Associations Sportives et Culturelles (ASC) dans la constitution de chorales et de cohortes musicales à l’image du Prytanée militaire.
A côté des disciplines sportives, des compétitions nationales de chorales et de troupes musicales pouvant être organisées pendant les grands évènements nationaux seraient l’occasion de révélation de talents et de vocations. Ressusciter les valeurs positives de notre histoire et les héros méconnus et populariser leur geste seraient une composante essentielle de cette initiative. L’ensemble de ces jeunes rendus conscients et motivés puisque formés à la discipline, à la vigilance sécuritaire et au maniement des armes, devraient constituer une réserve militaire ou de défense civile. Ils devraient être organisés, articulés en unités, suivis et administrés par les formations conventionnelles dont ils relèveraient. Ainsi, en cas de d’agression terroriste, ces unités de réserve prendraient en compte la menace immédiate en protégeant, dans leur aire de responsabilité préalablement définie, les personnes et les biens de la communauté, le temps que, si nécessaire, des forces plus importantes interviennent. De l’évaluation de la menace aux niveaux local et national, dépendrait l’opportunité de la mise à la disposition de ces unités de réserve, de matériels et d’équipements d’autodéfense. L’ensemble du processus d’activation devrait faire l’objet de drills réguliers dès le temps de paix, pour mettre à jour les déficits éventuels et éviter toute improvisation en cas d’urgence. L’avantage d’un tel dispositif préventif est, en plus de son effet dissuasif, la participation active de la population à l’effort de sécurisation ; cette même population occupant le terrain et devenant actrice de sa propre sécurité, au lieu de constituer, en temps de crise, un flot de réfugiés et de déplacés, fardeau difficile à gérer et ajoutant à la confusion générale. Un autre avantage d’un tel dispositif est d’empêcher que des ressources vitales à la logistique ennemie (bétail, céréales, finances…) ne tombent facilement entre les mains des terroristes. Ce faisant, l’Etat enlèverait aux bandits l’avantage de disposer de proies faciles. Il est cependant à noter que cet effort d’édification d’une défense anti-terroriste crédible ne peut être mené que dans le cadre formel d’une loi de programmation militaire s’étendant sur plusieurs années.
Une plus grande ouverture au monde scientifique et universitaire
En s’appuyant sur leurs ressources humaines de haute qualité, les Forces de Sécurité pourraient mieux s’ouvrir au monde scientifique et universitaire pour des projets communs de recherche dans les domaines d’intérêt national tels, la cybersécurité, la robotique, la zootechnique, la protection de l’environnement terrestre et marin. En matière de Zootechnique par exemple, la découverte à la Faculté des Sciences de l’Université Cheikh Anta Diop d’un procédé d’immatriculation du cheptel par l’injection d’une puce dans le corps de l’animal pourrait réduire grandement l’impact du vol de bétail ; l’animal, à l’instar des téléphones portables volés, pouvant être repéré par les Forces de sécurité même en cas d’abattage. Enfin le nouveau Concept « Armée-Nation » devrait aussi amener les autorités en charge de la Sécurité d’Etat à prêter une attention accrue aux vulnérabilités et aux risques de compromission ou de paralysie pouvant résulter du contrôle par des firmes étrangères d’installations sensibles de la vie nationale telles les communications et la distribution d’eau. L’insertion au sein des organes vitaux de ces firmes de nationaux et en particulier de militaires ayant les qualifications requises, devrait atténuer les inquiétudes légitimes que ce contrôle peut soulever.
Commenter