Auteurs : Jean Alain GOUDIABY, Babacar DIOP, Bintou DIALLO
Site de publication : Unigev
Type de publication : Article
Date de publication : Décembre 2023
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Introduction
Dès le 16 mars 2019, le Sénégal ferme ses écoles, à la suite du premier cas de contamination au coronavirus. Cette situation inédite plonge tout le système éducatif dans une configuration révélatrice tant des formes d’inégalités que des capacités différenciées à répondre aux situations de crise. En effet, au lendemain de l’arrêt des enseignements en présentiel, les interventions ont donné lieu à des stratégies pour assurer la continuité pédagogique et la reprise des enseignements-apprentissages.
Dans le plan de riposte du Sénégal, les établissements publics comme privés se sont organisés, avec plus ou moins de réussite, pour assurer auprès de leurs apprenant.es des liens pédagogiques devant permettre à ces derniers d’acquérir des savoirs et savoir-faire scolaires, tout en restant à la maison. La pandémie de la Covid-19 s’est présentée alors comme un marqueur des fortes disparités qui existent entre les territoires, les familles et les établissements scolaires. Celles-ci se traduisent par des inégalités d’ordre matérielles, financières et infrastructurelles.
Les écoles publiques restent globalement caractérisées par des conditions d’études difficiles, par des effectifs pléthoriques, contrairement aux écoles privées catholiques et laïques élitistes qui offrent de meilleures conditions d’études et une capacité d’adaptation plus importante.
L’école sénégalaise : entre diversité, contrariété et inégalités
Les écoles privées ont de plus en plus tendance à attirer les parents d’élèves à cause de la qualité supposée des enseignements-apprentissages, mais aussi à cause des pourcentages de réussite affichés aux différents examens. Toutefois, il demeure que cette offre n’est pas harmonisée et accueille des enfants de différents statuts sociaux. Elle est ainsi très hiérarchisée avec, d’une part, des établissements privés aux frais de scolarité proportionnellement peu élevés et, d’autre part, des écoles privées sélectives avec de fortes barrières économiques à l’entrée.
Conformément à la loi d’orientation de l’éducation nationale de 1991, L’école commence à 3 ans et est obligatoire jusqu’à 16 ans, même si dans les faits, il y a un nombre important d’enfants qui n’est pas scolarisé et d’autres peuvent quitter l’école bien avant 16 ans, pour plusieurs raisons.
Le secteur public connaît plusieurs difficultés. Il y a, d’une part, des obstacles d’ordre institutionnels et, d’autre part, des résistances d’une partie des populations. De nombreux programmes de réformes, allant des États généraux de l’Éducation et de la Formation en 1981 aux Assises nationales de l’éducation et de la formation en août 2014, ont été mis en œuvre pour redresser le système éducatif.
La tendance et la volonté de confier aux secteurs privés plus de responsabilités et de prérogatives se sont inscrites dans la logique du désengagement de l’État lié aux restrictions budgétaires et de la volonté d’accroître la scolarisation
Cette crise sanitaire vient non seulement fragiliser un système qui l’était déjà, mais également montrer des inégalités persistantes. À l’instar d’autres pays africains, les conditions d’enseignement dans le secteur public, les nombreuses grèves, les classes surchargées ainsi que le choc des valeurs, ont incité de nombreux parents, en particulier ceux qui résident en milieu urbain, à renoncer, en partie, à l’école publique au profit de l’école privée et à s’orienter vers le privé islamique. Ce secteur de l’éducation a connu de grandes mutations, depuis la première ouverture d’un établissement privé franco-arabe en 1937.
Si, le développement du secteur privé éducatif a connu une première phase dans les années 1990, aujourd’hui il s’est imposé comme une composante importante dans tous les niveaux. À cet effet, les effectifs des élèves des établissements scolaires privés augmentent régulièrement, passant de 120 000 en 2000 à 250 000 en 2012 dans l’enseignement primaire et, dans l’enseignement secondaire, de 65 000 élèves à 160 000 pour la même période. L’offre de formation dans les établissements scolaires privés reste assurée en grande partie par les établissements de types privés laïcs.
La tendance et la volonté de confier aux secteurs privés plus de responsabilités et de prérogatives se sont inscrites dans la logique du désengagement de l’État lié aux restrictions budgétaires et de la volonté d’accroître la scolarisation. Le Sénégal ne semble dès lors pas échapper à cette nouvelle logique qui gouverne non seulement les pays du Sud, mais aussi ceux du Nord, mêmes si la part du privé dans l’enseignement demeure encore faible aussi bien dans l’enseignement primaire que secondaire.
Un protocole sanitaire différemment mise en œuvre selon le statut des établissements
La fermeture des établissements a contribué à mettre à nu les inégalités entre élèves inscrits dans les établissements publics et privés. Les moyens déployés pour assurer la continuité pédagogique seront différents selon le statut des établissements scolaires. Cette différenciation peut s’apercevoir à travers deux principaux aspects : la mise en œuvre du protocole sanitaire et l’opérationnalisation de la continuité pédagogique.
Nous pouvons constater des inégalités dans la disponibilité des éléments du protocole entre les établissements scolaires privés catholiques, laïcs et publics. Les enquêtes montrent que le privé catholique en détient le plus.
La différence dans la disponibilité des masques entre le public et le privé laïque peut s’expliquer par l’investissement des parents alors qu’au même moment la dotation dans les établissements publics n’était pas encore disponible. Les données montrent aussi que dans 92 % des établissements visités, au moins un élément du dispositif sanitaire existait. En somme, selon que les enfants sont scolarisés dans un établissement privé ou public, les moyens mobilisés sont différents. Parler du respect du protocole sanitaire revient également à s’interroger sur la distanciation physique. Or, les écoles publiques ne sont pas placées dans les mêmes conditions. Certaines font face à des effectifs pléthoriques – ce qui amène les élèves à s’entasser dans les salles de classe, en s’asseyant parfois à trois par table-banc prévue pour deux élèves – d’autres au manque de salles de classe.
Pour l’ensemble des établissements, nous notons une forte présence d’eau courante et d’espace de récréation. La différence est plus manquante pour les murs de clôture. L’eau courante est moins présente dans les écoles publiques. L’écart pourrait traduire les inégalités rurales/urbaines fortement marquées dans l’offre de formation publique.
La continuité pédagogique à l’épreuve des établissements
Durant la période de fermeture des établissements scolaires plusieurs parmi eux se sont évertués à déployer des mesures spécifiques pour permettre aux apprenant.es de poursuivre les études à la maison, en plus du dispositif « apprendre à la maison » du MEN. Malgré les solutions apportées, il n’a pas toujours été évident pour les élèves de suivre les cours à distance. Les enquêtes menées par l’IEFSG ont montré que 90 % des apprenant.es ne disposaient pas d’ordinateur pour les études, 92 % n’utilisaient pas la connexion internet et selon 89 % des ménages enquêtés, le téléphone ne fait pas partie des équipements disponibles pour l’apprentissage des enfants à la maison. Ainsi, comme le montrent d’autres travaux, la pandémie a exacerbé les iniquités sociales existantes, tant dans les établissements d’enseignement que sur le plan de l’usage du numérique.
Certaines écoles ont pris en charge cet impératif de continuité pédagogique en développant une approche visant à transposer les habitudes de l’enseignement du présentiel au distanciel. Toutefois, la diversité des ressources matérielles et pédagogiques est un facteur qui facilite grandement la concrétisation des mesures prises par les établissements et explique les disparités territoriales. Les élèves se voient-ils réellement offrir les mêmes chances d’apprendre, quel que soit le statut de l’école ? La réponse est non.
En effet, les élèves qui évoluent dans le privé catholique se sont vu très tôt initier aux apprentissages de l’outil informatique. Il en est de même dans certaines écoles privées, que nous pouvons qualifier d’élite (parce que les coûts y sont plus élevés ainsi que le niveau social des parents d’élèves). Dès lors, les effets de la crise ne se sont pas fait sentir de la même manière dans la mesure où les apprenant.es avaient déjà l’habitude d’étudier à distance, comme c’est le cas à l’Institut Supérieur de Management (ISM ) et à l’Immaculée Conception de Kaolack.
En somme, les apprenant.es issus des milieux les plus modestes, les établissements qui disposaient de ressources limitées dont les apprenant.es étaient moins familiers aux technologies de l’information et de la communication semblent avoir rencontré plus de difficultés pour la continuité pédagogique. Ces problèmes d’équité sont observés, non seulement entre les apprenant.es d’un même établissement, mais de façon encore plus marquée entre les apprenant.es d’établissements de statut différent.
La covid-19 comme révélateur de la capacité adaptative du privé : vers une légitimation de la privatisation
L’enseignement privé semble venir en renfort au secteur public d’autant plus que la mise en œuvre des réformes est dominée par les mesures d’austérité budgétaires et l’encouragement au développement de l’enseignement privé. Il est vrai que le changement d’orientation dans l’éducation obéit, en partie, à un contexte international marqué par la mondialisation et l’offensive des politiques libérales.
Certaines écoles ont pris en charge cet impératif de continuité pédagogique en développant une approche visant à transposer les habitudes de l’enseignement du présentiel au distanciel. Toutefois, la diversité des ressources matérielles et pédagogiques est un facteur qui facilite grandement la concrétisation des mesures prises par les établissements et explique les disparités territoriales
Ainsi, le développement de l’enseignement privé a trouvé un terrain fertile caractérisé par des crises répétitives. Cette situation s’est traduite sur le plan pédagogique par la baisse des résultats des élèves. Par conséquent, beaucoup de parents d’élèves se sont tournés vers les écoles privées, où les cours se déroulent de façon tout à fait normale durant toute l’année académique, favorisant ainsi une meilleure qualité pour l’éducation des enfants. Cet épisode de la Covid-19 vient, dans une certaine mesure, renforcer l’image selon laquelle les écoles privées sont capables d’assurer une continuité pédagogique en toute circonstance.
Les établissements d’enseignement privés, bien qu’ayant connu un développement rapide ces dernières années, ne constituent pas une catégorie homogène. Le privé catholique, historiquement bien installé, cultive un enseignement élitiste et est inscrit dans un réseau qui renforce sa cohérence et sa capacité à répondre à la situation de crise sanitaire. Le privé laïc apparaît comme plus hétérogène. Il peut être très sélectif et élitiste également. Il peut aussi accueillir des enfants moins performants, mais dont les familles disposent de ressources financières pour payer leur scolarité.
Parfois, il se présente comme la seule alternative d’offre éducative (faute d’école publique), indépendamment des coûts qui peuvent être très modestes, comme c’est le cas des écoles communautaires dans la banlieue dakaroise. Quoi qu’il en soit, les établissements privés se sont montrés plus résilients que les écoles publiques. Ceci est de nature à renforcer leur légitimité d’autant plus que le secteur s’ouvre à une population de plus en plus diversifiée. L’attractivité des écoles privées est réelle sur l’ensemble des niveaux d’éducation. En effet, une analyse des coûts et bénéfices peut pousser les parents à choisir une école privée, notamment le privé laïc qui se situe dans le même environnement géographique.
L’enseignement public devient de plus en plus cher et n’est pas toujours capable de s’adapter à des situations imprévisibles. Ibrahima Sall et Babaly Sall affirmaient qu’en 2005 déjà, 32 % de Sénégalais estimaient que l’accès à l’école publique était trop cher, 34 % en 2013. En effet, entre les coûts de transport, les repas, les fournitures et frais divers, la scolarité d’un élève dans le public peut coûter cher.
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