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Extraits
Vous êtes le fondateur de la Maison des reporters. Mais avant cela, vous avez été journaliste indépendant. Vous avez travaillé dans certaines rédactions au Sénégal. Pouvez-vous nous parler de votre passion pour les médias? Comment est-ce né?
Ma passion pour les médias est née de l’enfance, de la lecture quotidienne des journaux qu’on recevait à la maison. Il y a quelques ouvrages qui m’avaient beaucoup plu à l’époque, surtout ceux de Abdou Latif Coulibaly. C’est cela qui me faisait dire que j’aimerais bien réaliser des livres d’enquête comme ceux-là. Et c’est de là qu’est née ma passion pour le journalisme. Arrivé au collège, durant les orientations, lorsqu’on nous parlait de comment faire pour intégrer une école de journalisme, on nous a parlé du CESTI (Centre d’études des sciences et techniques de l’information) et dès lors, j’ai retenu le nom de l’institution. Le CESTI, je devais le faire forcément.
Il y a eu quelques blocages liés à la famille. Ils avaient de l’appréhension par rapport à la précarité du journalisme par opposition, par exemple, à intégrer la fonction publique. J’ai pu moi-même remarquer cette précarité lorsque je suis entré dans le milieu des médias. Des personnes plus âgées ont fait 20 à 30 ans de carrière et pourtant ils n’arrivaient pas à joindre les deux bouts.
Il y avait aussi des appréhensions par rapport à la valeur même du métier. On sait qu’actuellement, lorsque certains veulent parler d’une personne qui ment beaucoup, ils peuvent faire référence aux journalistes. Et ça, c’est très grave par rapport à la perception que le public a de notre travail.
Quelles sont les autres obstacles auxquels sont confrontés les jeunes qui veulent intégrer ce métier?
Il y a aussi des obstacles liés à l’offre de formation. Le CESTI existe et il forme avec une très grande qualité. Mais malheureusement, les écoles où il y a une offre de formation intéressante ne sont pas nombreuses.
Ensuite, il y a le problème de l’accessibilité de la formation avec les mensualités élevées proposées par les écoles de formation privées. J’ai eu la chance d’être inscrit dans le public et je n’ai pas payé autre chose que les frais d’inscription. Mais les frais de scolarité des écoles privées peuvent être un obstacle pour d’autres étudiants, d’autres potentiels passionnés de journalisme.
Pour ceux qui ont eu la chance d’intégrer le CESTI, malheureusement, nous sommes arrivés à une époque où l’insertion professionnelle n’était pas automatique. C’était à nous d’aller chercher du travail et le milieu du travail dans le cadre du journalisme est relativement saturé. L’excellence est une garantie mais on peut même exceller et ne pas trouver comment s’insérer.
L’autre obstacle, c’est le découragement. Lorsque je suis arrivé au CESTI, j’avais fait très vite une remarque avec les étudiants de la troisième année. J’avais remarqué qu’ils n’avaient pas autant d’entrain que nous, les étudiants qui venions d’arriver. Je me posais la question de pourquoi, jusqu’à ce que je le découvre moi-même en allant en stage pédagogique.
A la fin de la deuxième année, on effectue un stage pédagogique dans une rédaction de la place. On se rend compte de la réalité du terrain qui est encore pire que ce qu’on aurait pu entendre. Je dis toujours que lorsque vous n’avez pas assez de passion, vous allez vous décourager très vite parce que vous allez voir des choses qui vont vous dégoûter de la profession du journalisme, que ce soit la corruption, que ce soit le modèle de travail, l’environnement de travail, ou la précarité. Ce sont un ensemble de choses qui font que l’épanouissement dans les médias n’est pas si évident.
Et le plus grand obstacle, c’est le fait de perdre la passion qu’on avait pour l’exercice du journalisme au Sénégal. Rien ne se passe comme prévu. Tout ce que le jeune journaliste apprend sur l’éthique et la déontologie, parfois on passe outre. Tout ce qu’il a pu apprendre sur le professionnalisme dans le traitement de l’information, on passe outre. Il peut être confronté à des expériences de certains aînés journalistes et il n’a pas envie de se voir comme tel dans cinq ans ou dix ans. Cela fait que dès la deuxième année, beaucoup se posent la question de savoir s’ils vont continuer sur cette voie.
Tu surmontes beaucoup de ces obstacles et tu les surmontes avec brio. Lauréat du prix africain de fact-checking, lauréat en 2018 de la bourse AFP Afrique, deuxième prix francophone de l’innovation décerné par l’Organisation internationale de la francophonie, RFI et Reporters sans frontières. Mais le plus important encore, en 2019, tu décides de créer la Maison des reporters. Pourquoi avoir pensé à créer cette institution qui promeut le journalisme indépendant?
C’est dans cette démarche de journaliste passionné qui rentre dans le milieu des médias, qui constate des choses qui ne lui plaisent pas, voire qui le dégoûtent. Mais à mon niveau, il y a un palier qui n’est pas évident à franchir mais que je franchis, c’est le fait de me dire que je n’allais pas exercer dans ces médias dans les conditions que j’avais rencontrées durant mon stage. Et c’est pour cela que j’ai évolué comme journaliste indépendant.
La Maison des reporters était une suite logique de mon parcours en tant que journaliste indépendant afin de faire en sorte de créer les conditions de travail les plus adéquates pour un journaliste qui se respecte. Nous n’avons pas comme ambition autre que le fait d’exercer le journalisme comme nous l’avons appris.
Tout ce que le jeune journaliste apprend sur l’éthique et la déontologie, parfois on passe outre. Tout ce qu’il a pu apprendre sur le professionnalisme dans le traitement de l’information, on passe outre
Puisque nous n’avons pas pu le faire dans d’autres cadres, on allait pouvoir le faire avec un média qu’on avait créé de toutes pièces, en réfléchissant à tous ces enjeux, des enjeux qui tournent autour de l’indépendance à donner aux journalistes. C’est pour cela que nous avons pensé à créer la Maison des reporters après une levée de fonds. Le 30 septembre 2019, nous avons lancé la Maison des reporters et depuis lors, on avance petit à petit.
Quels sont les obstacles lorsqu’on décide de créer une rédaction à 26 ans?
Lorsqu’on décide de créer une rédaction en étant jeune, il y a déjà l’obstacle des journalistes qui sont les plus âgés qui te disent que c’est du suicide, il n’y a pas lieu de le créer. C’était d’autant plus difficile que le modèle participatif que nous étions en train d’initier est un modèle qui n’était pas de mise dans le paysage médiatique.
On a eu l’audace d’oser une chose que beaucoup avaient souhaité faire, mais n’avaient pas eu le courage nécessaire pour le faire. Certains pensaient que ce n’était pas possible de le faire fonctionner dans un pays tel que le nôtre, d’autres pensaient que c’était beaucoup trop tôt pour des gens comme moi, par exemple, qui venait de sortir de l’école après moins d’un an. D’autres se disaient que ce n’était pas évident de créer un média alors qu’on n’est pas « expérimenté » en tant que journaliste.
Ce sont tous ces écueils qu’il fallait écarter petit à petit. Beaucoup de personnes qui n’ont pas cru à ce projet au début ont finalement rallié notre cause. C’est dans la réflexion autour du projet que tout s’est passé. Il ne suffit pas d’avoir de l’audace, il ne suffit pas d’avoir seulement de l’ambition. Il faut aussi se donner les moyens de cette ambition-là, c’est à dire bien réfléchir à son projet, foncer et faire preuve de beaucoup de sacrifices parce que ça demande beaucoup de sacrifices en termes de stabilité, en termes d’opportunités qu’on peut avoir ici ou à l’extérieur, etc. Il fallait ne pas être pressé, être patient dans l’expérimentation de ce projet.
Ce sont tous ces obstacles qu’on a pu rencontrer et qu’on rencontre toujours mais on a de plus en plus d’expérience par rapport à l’époque où on partait en reportage avec un téléphone portable et un petit trépied. Maintenant, ça va mieux. Mais ça demande vraiment beaucoup de patience et une énorme réflexion sur son projet. C’est un conseil à donner aux jeunes qui voudraient innover dans le milieu des médias. Il y a de la place pour l’innovation et il faudrait nécessairement que ce soit les jeunes qui s’y prennent.
On a eu l’audace d’oser une chose que beaucoup avaient souhaité faire, mais n’avaient pas eu le courage nécessaire pour le faire
Il y a une certaine fracture aussi qu’on observe dans la pratique du journalisme. D’un côté, il y a les personnes qui sont plus ou moins âgées et qui sont de l’ancienne garde, si je peux l’appeler ainsi. De l’autre côté, il y a une certaine génération de jeunes qui arrivent et qui est très ouverte aux milieux extérieurs, aux modèles économiques qui sont expérimentés en France, en Angleterre, aux États-Unis, etc. Ils sont très ouverts à ce qui se passe dans le monde journalistique, aux nouvelles techniques d’enquête qui émergent, aux sources d’enquête qui apparaissent et ils sont plus ouverts à ça que l’ancienne garde, laquelle est un peu plus recroquevillée sur elle-même.
Cette nouvelle génération a également beaucoup plus de prise sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication que l’ancienne. L’ancienne génération n’a pas réussi la transition qu’il fallait vers le numérique. La nouvelle génération a les idées et les ambitions mais malheureusement, elle n’a pas les postes de responsabilité qui sont nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre ces idées.
Pour moi, la marge de manœuvre que je peux avoir avec la Maison des reporters, beaucoup ne l’ont pas dans les médias, parce que la hiérarchie ne leur permet pas d’implémenter leurs idées. Donc, ça c’est souvent un problème pour les jeunes journalistes.
Nous parlons d’innovation et nous parlons du numérique, un canal que la Maison des reporters s’est approprié. Comment le numérique permet-il aux professionnels des médias de toucher le public, en particulier le public des jeunes?
Déjà, les jeunes sont très souvent présents sur les plateformes numériques. Peut-être qu’au Sénégal, l’obstacle qu’on peut avoir dans certaines régions c’est par rapport à la couverture Internet, mais on sait très bien que les jeunes forment de plus en plus leurs habitudes de consommation, en termes d’information ou de contenu médiatique, via le numérique. On a des jeunes qui sont sur Instagram, Tik Tok et Twitter. Le fait qu’ils ne lisent pas les journaux papiers n’est pas de la paresse parce qu’eux, ils peuvent être intéressés par le fait de lire un article sur Internet ou bien de lire une vidéo d’information. L’essentiel, c’est qu’ils soient informés à la hauteur de leurs attentes.
L’ancienne génération n’a pas réussi la transition qu’il fallait vers le numérique. La nouvelle génération a les idées et les ambitions mais malheureusement, elle n’a pas les postes de responsabilité qui sont nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre ces idées
Malheureusement, on ne prend pas en compte cela. On fonce sur les formats classiques comme le papier, alors que la réflexion majeure qu’on devrait avoir au sein de notre corporation, c’est qui informe-t-on? De quoi l’informe-t-on? Comment lui faire parvenir l’information?
Lorsqu’on travaille sur une information c’est parce qu’elle doit être à la portée du public. Ce public peut faire une démarche pour aller vers cette information mais il faut aussi que le média fasse le plus grand pas pour mettre à disposition cette information.
Il y a beaucoup d’informations qui affluent vers le public, et malheureusement, beaucoup de ces informations sont fausses parce qu’elles ne sont pas traitées par des professionnels de l’information ou bien elles ne sont pas traités de la meilleure des manières par les professionnels de l’information. Il faut donc réfléchir aux habitudes de consommation du public.
Là aussi, on a un énorme obstacle, c’est qu’on ne connait pas assez notre marché. On est plus fondé sur une certaine perception que sur des études réelles. On manque cruellement d’études sur les habitudes de consommation des jeunes et c’est absolument problématique.
La réflexion majeure qu’on devrait avoir au sein de notre corporation, c’est qui informe-t-on? De quoi l’informe-t-on? Comment lui faire parvenir l’information ?
Lorsqu’on exerce le métier de journaliste, lorsqu’on entretient des entreprises de presse, il faut pouvoir réaliser des études sur le public qu’on informe. Quelles sont ses habitudes de consommation? Par quelles applications les utilisateurs s’informent du contenu des média? Ça aurait pu permettre aux journalistes de mieux orienter leur travail.
On constate que le public de manière générale, les jeunes en particulier, ne sont plus seulement des consommateurs d’information. Ils en sont aussi des producteurs. Comment créer cette société où les citoyens sont davantage intéressés par la vérification des informations et la production d’informations fiables qui peuvent participer à faire développer leurs pays?
On peut déjà parler de la formation de l’esprit critique de cette frange de la population. Il y a l’enjeu majeur de l’éducation aux médias. L’éducation et la sensibilisation aux contenus médiatiques. Comment faire pour que les jeunes puissent distinguer une information de qualité par rapport à une information qui ne l’est pas?
C’est une chose à faire dès le lycée ou en tout cas à l’université. Malheureusement, tout le monde n’a pas les armes nécessaires pour distinguer le vrai du faux dans l’espace public. Il y a bien évidemment le rôle que les fact-checkers peuvent jouer, mais eux-mêmes sont assaillis par la masse de fausses informations. Il faut faire en sorte que les jeunes aient toutes les armes nécessaires pour pouvoir vérifier une information basique et que les aspects les plus pointus puissent être traités par le fact-checker.
Il y a une autre perspective, c’est par rapport à ce qu’on appelle le journalisme citoyen. Souvent je dis que ceux qui ont une posture de journalisme citoyen ne s’en rendent pas nécessairement compte. C’est plus une opportunité qu’ils peuvent avoir de partager de l’information avec leurs cercles. Malheureusement, ils n’ont pas toutes les armes que les professionnels de l’information ont. Donc il y a une possible collaboration dans ce sens. D’ailleurs, beaucoup de médias ailleurs le font. Ils permettent aux citoyens, qu’ils soient jeunes ou pas, de pouvoir leur faire parvenir des informations qu’ils ont en leur possession. Et eux, ils vont procéder à la vérification des faits.
Je vois un Sénégal où il y a moins de corruption, où les ressources sont utilisées à bon escient, où les électeurs et les citoyens sont un peu plus éclairés par les médias afin de réaliser des choix plus objectifs
Le journalisme citoyen peut parler de sa propre perspective mais il y a une nécessité de recoupement que peut apporter le journaliste professionnel. Il y a une synergie qui peut à ce moment-là se créer. Le journaliste citoyen peut avoir une information qui n’est pas accessible au journaliste professionnel mais en travaillant ensemble, en collaborant ensemble, on peut avoir de bons résultats.
Qui doit coordonner ou prendre le leadership de cette collaboration?
Ce sont les médias. Ce sont à eux de créer des rubriques qui leur permettent de recevoir des informations du public.
Comment voyez-vous le Sénégal d’ici 25 ans ?
Je me dis que si on continue à une telle vitesse, l’avenir sera plutôt sombre. Mais puisque je suis optimiste, je dirais que je vois le Sénégal avec une société où il y a une égalité de chances, où les personnes qui viennent d’un milieu pauvre ou d’un milieu riche peuvent bénéficier des mêmes opportunités en termes d’éducation.
Je vois un Sénégal où il y a moins de corruption, où les ressources sont utilisées à bon escient, où les électeurs et les citoyens sont un peu plus éclairés par les médias afin de réaliser des choix plus objectifs. Un Sénégal où une élite ne va pas se développer en laissant de côté une masse marginalisée, un Sénégal prospère.
Quel est le rôle de la jeunesse pour faire advenir ce Sénégal?
Le rôle de la jeunesse, c’est de vraiment s’impliquer dans la transformation structurelle de notre société, que ce soit sur le plan de la jeunesse, sur le plan de la corruption et sur le plan du choix des politiques qui vont décider pour la jeunesse. Il faut faire en sorte que les politiques de jeunesse soit choisies par des jeunes qui savent que ces ambitions collent à leurs priorités.
Actuellement, nous sommes dans les préparatifs des élections locales. Ce serait intéressant que les jeunes s’intéressent beaucoup plus à la gestion de leurs localités avant même de s’intéresser à la gestion globale de l’État.
Crédit photo : mfwa.org
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