Auteur : Amnesty international
Organisation affiliée : Amnesty international
Type de publication : Rapport
Date de publication : 2022
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Contexte : Les daaras et enfants talibés au Sénégal
Au Sénégal, le système d’enseignement moderne, apporté par la colonisation, coexiste avec le système islamique traditionnel se focalisant sur l’enseignement coranique et des sciences religieuses. Les daaras sont les écoles coraniques au sein desquelles étudient les enfants talibés, majoritairement des garçons, confiés par leur famille à un marabout chargé de leur apprentissage. Traditionnellement, l’enseignement coranique était essentiellement destiné aux garçons même si aujourd’hui des filles étudient notamment dans les daaras modernes.
Les enfants talibés exposés à tous les dangers
Mendicité forcée et traite des enfants talibés
Traditionnellement, les parents qui emmenaient leurs enfants dans les daaras au Sénégal, remettaient des contributions pour la prise en charge de leurs enfants sous forme de vivres, de semences et de matériels destinés à leur apprentissage. Les enfants pouvaient également être appelés à aider leurs maîtres coraniques à cultiver les champs durant la saison des pluies. La pratique a évolué avec les changements démographiques et la migration des populations en quête de travail vers les zones urbaines pour fuir la précarité dans les zones rurales. Plusieurs maîtres coraniques ont ainsi installé leur daara dans les grandes villes.
Dans ce nouveau milieu, la plupart des maîtres coraniques des daaras résidentiels traditionnels ne font pas payer les parents, qui n’en ont souvent pas les moyens, pour les cours, la nourriture et le logement des élèves, et se sont mis en contrepartie à forcer les enfants à mendier dans la rue, souvent plusieurs heures par jour, pour s’entretenir et entretenir leurs enseignants.
Selon la législation sénégalaise et conformément au Protocole de Palerme, le simple fait d’avoir des talibés sous sa tutelle et de les forcer à mendier pour leur entretien et pour celui des adultes du daara, constitue une forme de traite. Il en est de même du recrutement, que ce soit par l’intermédiaire des parents, le transport d’un lieu à un autre et le transfert de talibés dans un but de mendicité forcée.
Défaut d’alimentation et de santé
De nombreux daaras sont dans un état insalubre et cet état de précarité est non seulement reconnu par les acteurs de la protection de l’enfance mais aussi par les maîtres coraniques. Certains maîtres coraniques ne s’occupent pas du bien-être des enfants sous leur tutelle. La santé et l’alimentation des talibés sont donc souvent négligées.
« Le défaut de fournir des quantités sûres d’eau potable, les mauvaises conditions d’études dans les daaras, associées à un manque de vêtements et de chaussures pour de longues journées passées dans la rue équivaut à une violation du droit à la meilleure santé possible en vertu de la Charte. »
Le défaut d’alimentation et de santé des enfants talibés persiste dans de nombreux daaras en dépit des programmes nationaux de modernisation des daaras et des appuis du ministère de la Santé et de l’Action sociale pour la délivrance de kits sanitaires et alimentaires. Les carences en termes d’alimentation et de soins médicaux ajoutées parfois à la maltraitance au sein des daaras entraînent souvent des conséquences graves, voire mortelles, pour les enfants talibés.
Mauvais traitements
Les mauvais traitements sont une réalité dans de nombreux daaras. Les coups et les autres châtiments corporels et mauvais traitements à l’encontre des talibés sont parfois vus comme une nécessité par les maîtres coraniques, qui considèrent cela comme faisant partie de l’éducation, en dépit du fait qu’ils sont interdits par le droit international des droits de l’enfant. Un comportement qui peut refléter certaines attitudes sociétales vis-à-vis de la condition de l’enfant et qui est également renforcé par un sentiment d’impunité lié à l’absence d’inspection par les services de l’État dans la plupart des daaras.
Dans ce nouveau milieu, la plupart des maîtres coraniques des daaras résidentiels traditionnels ne font pas payer les parents, qui n’en ont souvent pas les moyens, pour les cours, la nourriture et le logement des élèves, et se sont mis en contrepartie à forcer les enfants à mendier dans la rue, souvent plusieurs heures par jour, pour s’entretenir et entretenir leurs enseignants
En effet, ce sont les comités départementaux pour la protection de l’enfant (CDPE) qui sont déployés au niveau local pour veiller sur la protection de l’enfance qui peuvent alerter la justice et l’administration territoriale sur des cas de maltraitance. Mais leur faible capacité opérationnelle en termes de ressources humaines et de couverture géographique, ne permettent pas de répondre efficacement aux besoins.
Human Rights Watch a documenté en 2017 et 2018, 61 cas de coups ou de violences physiques contre des talibés, 15 cas de faits ou tentatives de viol ou d’abus sexuel et 14 cas de talibés enchaînés. Les auteurs de ces faits étant des maîtres coraniques ou leurs assistants.
Défaillance de l’état dans la protection des enfants talibés
Des projets sectoriels insuffisants
Le Sénégal a adopté en 2013 une stratégie nationale de protection de l’enfance (SNPE) qui inclut la problématique de la protection des enfants talibés, notamment via ses piliers sur la prévention de la violence, l’exploitation et les mauvais traitements envers les enfants et ses mesures de promotion des droits de l’enfant qui obéissent à des impératifs d’équité sociale et d’inclusion, en particulier contre les « groupes socialement vulnérables ». Dans ce cadre et face aux différentes interpellations de la société civile et des organes internationaux et régionaux de protection des droits humains sur la question, l’État a mis en œuvre ou contribué à plusieurs projets voués à la modernisation des daaras et au renforcement de la protection des enfants talibés. Leur efficacité s’est heurtée à l’insuffisance de moyens alloués et la réticence des certains maitres coraniques.
Une stratégie nationale de protection de l’enfance sous-financée
Malgré l’adoption de la stratégie nationale de protection de l’enfant en 2013 et l’existence d’une multitude d’institutions et de services qui contribuent à la protection de l’enfance, il est noté une insuffisance des financements alloués au secteur. Le financement des activités de protection est fortement dépendant des contributions de bailleurs externes.
Cette insuffisance de moyens explique notamment la faible capacite opérationnelle et en ressources humaines des comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE) alors que leur rôle possible d’inspection des daaras et d’alerte sur les abus contre les enfants talibés est primordiale à la garantie des droits de ces enfants.
Le défaut de fournir des quantités sûres d’eau potable, les mauvaises conditions d’études dans les daaras, associées à un manque de vêtements et de chaussures pour de longues journées passées dans la rue équivaut à une violation du droit à la meilleure santé possible en vertu de la Charte
Le projet d’appui à la modernisation des Daaras (PAMOD)
Parmi les projets mis en œuvre dans le cadre de la SNPE, les autorités ont mis en place en 2011 avec un appui de 32 milliards de FCFA de la Banque islamique de développement (BID), le Projet d’appui à la modernisation des daaras (PAMOD). Ce projet avait pour objectif de moderniser les daaras en créant daaras modernes publics et modernisant 32 daaras non publics existants, en particulier dans des régions où le taux brut de scolarisation est faible.
Le « daara moderne » envisagé par le PAMOD est un « un établissement qui scolarise des élèves âgés de 5 à 16 ans en vue de les préparer à la mémorisation du Coran, une éducation religieuse de qualité et l’acquisition de l’essentiel des compétences de base visées dans le cycle fondamental ». Dans cette volonté de modernisation, une passerelle est ainsi créée entre l’apprentissage coranique et le système éducatif national, permettant aux élèves des daaras d’accéder au cycle secondaire classique. Le PAMOD inaugure le concept de « daara public » où c’est l’État sénégalais qui finance leur fonctionnement (y compris la prise en charge médicale et nutritionnelle des talibés), la formation et le paiement des enseignants et définit le cursus des élèves, dans un but d’intégration au système d’éducation nationale.
Dans ces « daaras », la mendicité forcée n’a pas cours dans la mesure où les besoins de fonctionnement de l’institut sont pris en charge par l’État. C’est la même réalité dans les « daaras privés modernes » qui sont également appuyés par l’État, mais où le personnel enseignant est sous la tutelle d’une structure privée, qu’elle soit un daara internat préexistant ou une association islamique.
Le projet d’appui à l’éradication de la mendicité et la maltraitance des enfants au Sénégal (PAEM)
En 2017, le Projet d’appui à l’éradication de la mendicité et la maltraitance des enfants au Sénégal (PAEM) a été mis en place, avec pour objectif la création d’un environnement sécuritaire et juste pour les enfants victimes de mendicité forcée et de maltraitance à travers leur prise en charge juridique, judiciaire et sociale. Ce projet financé par la Coopération italienne avec l’appui du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme (HCDH) a pris fin en 2019 et portait essentiellement sur l’amélioration du dispositif juridique de protection de l’enfance, notamment le projet de Code de l’enfant, et sur le renforcement des capacités des acteurs institutionnels.
Human Rights Watch a documenté en 2017 et 2018, 61 cas de coups ou de violences physiques contre des talibés, 15 cas de faits ou tentatives de viol ou d’abus sexuel et 14 cas de talibés enchaînés. Les auteurs de ces faits étant des maîtres coraniques ou leurs assistants
Les projets de « retrait des enfants des rues »
Les autorités sénégalaises ont également mis en œuvre, à plusieurs reprises, des projets dits de « retrait des enfants de la rue », y compris des enfants talibés. La première opération lancée en 2016 aurait permis de retirer quelque 1,585 enfants des rues dont plus de 600 sénégalais. Une deuxième opération, conduite en février 2018, aurait permis de retirer 339 enfants des rues. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les autorités ont annoncé avoir retiré 2,015 enfants de la rue ; elles en ont remis 1,424 à leurs familles et ont placé les autres dans des centres d’accueil publics. Au total quelque 10,000 enfants auraient été retirés de la rue lors de multiples opérations organisées par les autorités.
Cependant, du fait du nombre insuffisant de places dans les centres d’accueil, du manque de volonté de certaines familles de reprendre les enfants, et de la fugue de certains enfants, un grand nombre d’entre eux sont retournés dans la rue. Les acteurs de la protection de l’enfance sont unanimes sur l’insuffisance des mesures d’accompagnement pour les opérations de retrait et leur manque de préparation adéquate. Ces opérations sont vues en partie comme un échec caractérisé par le retour des enfants dans la rue. La DPDE a en partie suspendu les opérations à cause de ces différents paramètres et envisage la création d’un nouveau centre d’hébergement et de formation professionnelle pour assurer à la fois le retrait des enfants des rues et leur réinsertion.
Des initiatives municipales pour combler les défaillances
Plusieurs municipalités ont initié des programmes pour la protection des enfants talibés. Parmi ceux-ci, en 2018, les municipalités de Médina, Gueule-Tapée, Fass Colobane, Diamaguène Sicap Mbao et Pikine Nord ont mis en place un programme de lutte contre la mendicité forcée avec le soutien de l’Agence des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC) et l’Agence de développement des États-Unis (USAID). Ce programme avait pour objectif de mobiliser dans une approche intégrée plusieurs composantes de la communauté, à savoir les autorités municipales et locales, les maitres coraniques et la population, dans le but d’enrayer l’insalubrité des daaras et la mendicité forcée, et d’assurer l’accès des talibés aux services de soins, de protection, d’éducation et de réinsertion.
Le « daara moderne » envisagé par le PAMOD est un « un établissement qui scolarise des élèves âgés de 5 à 16 ans en vue de les préparer à la mémorisation du Coran, une éducation religieuse de qualité et l’acquisition de l’essentiel des compétences de base visées dans le cycle fondamental ». Dans cette volonté de modernisation, une passerelle est ainsi créée entre l’apprentissage coranique et le système éducatif national, permettant aux élèves des daaras d’accéder au cycle secondaire classique. Le PAMOD inaugure le concept de « daara public » où c’est l’État sénégalais qui finance leur fonctionnement
Ce programme qui a conduit à la fermeture de certains daaras à la suite de signalements par les comités de surveillance s’est vu opposer la résistance de maîtres coraniques qui voyaient leurs rentrées financières diminuer. Ces initiatives municipales qui reposent essentiellement sur l’adhésion de la communauté, l’engagement de la mairie et la disponibilité d’un financement pour lutter contre la mendicité forcée sont essentielles mais leur pérennisation demeure fragile.
Un cadre incomplet
Les obligations internationales de l’état
Le Sénégal est parti à de nombreuses conventions internationales et régionales qui protègent les droits des individus comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Protocole des Nations unies sur la traite des personnes et la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples.
Le Sénégal a également ratifié des instruments internationaux et régionaux spécifiques sur la protection des droits des enfants : la Convention relative aux droits de l’enfant ; la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant ; la Convention 182 de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour interdire et éliminer les pires formes de travail des enfants
La Constitution sénégalaise et les lois nationales garantissent le droit à la santé et protègent spécifiquement les enfants contre la traite et les atteintes à l’intégrité corporelle.
Selon les interlocuteurs d’Amnesty International, les pressions des maîtres coraniques et milieux religieux en cas d’arrestation pour des faits de maltraitance sont nombreuses, et contribuent à dissuader les autorités étatiques dans l’exécution de la loi, pour des soucis politiques et sociaux.
La première opération lancée en 2016 aurait permis de retirer quelque 1,585 enfants des rues dont plus de 600 sénégalais. Une deuxième opération, conduite en février 2018, aurait permis de retirer 339 enfants des rues
L’arsenal juridique sénégalais doit être utilisé pour protéger les droits des enfants talibés et réprimer ceux qui enfreignent la loi. À l’heure actuelle, l’existence de sanctions au niveau des textes n’empêche toujours pas la perpétuation des abus envers les enfants talibés en raison des insuffisances des services de protection de l’enfance et de considérations politiques et sociales. La judiciarisation des abus demeure rare et presque exclusive aux mauvais traitements médiatisés et aux violences mortelles.
Le projet de code de l’enfant
Les ONG et autres acteurs travaillant sur la protection de l’enfance en général et des enfants talibés en particulier plaident depuis de nombreuses années pour l’adoption d’un Code de l’enfant permettant d’avoir un cadre unique centralisant toute la législation et l’action de protection de l’enfance et de renforcer la protection des droits des enfants. L’adoption d’un tel code est fondamentale pour renforcer la protection de enfants talibés.
En 2018, dans le cadre de l’Examen périodique universel de l’ONU, le Sénégal s’était engagé à adopter le projet de Code de l’enfant tout en veillant à ce qu’il soit conforme aux dispositions des instruments internationaux relatifs aux droits humains. Pourtant, en dépit des améliorations importantes qu’apporterait l’adoption de ce code pour la protection des droits des enfants, les acteurs de la protection de l’enfance se heurtent à un blocage au niveau des autorités sénégalaises. Celles-ci sont confrontées à des contestations de milieux religieux et conservateurs qui s’opposent à certaines dispositions importantes de ce projet, en particulier le relèvement de l’âge légal du mariage de la fille à 18 ans.
Le 18 octobre 2022, une délégation d’Amnesty International a rencontré le Premier Ministre, le ministre de la Justice et des Droits Humains, le ministre de l’Intérieur et le ministre chargé de la Promotion des Droits humains et de la Bonne gouvernance. Au cours de cette audience, la délégation a soulevé la question des défaillances du cadre législatif sur la protection de l’enfance au Sénégal et appelé l’État à y remédier. Les autorités, bien que reconnaissant les déficiences actuelles et la nécessité d’y répondre, ont invoqué le souhait pour le gouvernement d’ « être prudent et d’avancer doucement » sur ces questions, pour préserver la stabilité du pays. Elles ont confirmé l’hostilité de certains milieux religieux face à certaines dispositions du projet de Code de l’enfant et souhaité un consensus général avant d’avancer vers son adoption.
Selon les interlocuteurs d’Amnesty International, les pressions des maîtres coraniques et milieux religieux en cas d’arrestation pour des faits de maltraitance sont nombreuses, et contribuent à dissuader les autorités étatiques dans l’exécution de la loi, pour des soucis politiques et sociaux
Le projet de loi portant statut du Daara
Face aux défis liés à la protection des enfants talibés, l’État du Sénégal s’est engagé depuis plusieurs années à règlementer le statut des daaras pour inclure de manière plus formelle le système d’enseignement traditionnel coranique dans sa politique éducative et mieux protéger les droits des enfants talibés.
C’est pour aller dans ce sens que l’État s’est engagé dans la création de daaras modernes et la modernisation de daaras traditionnels censés respecter les normes d’hygiène et de santé et permettre aux talibés d’acquérir des compétences de base de l’enseignement élémentaire. C’est l’inspection des daaras créée en 2008 qui a pour mission de concevoir et de mettre en œuvre cette politique via la mise en place de programmes comme le PAMOD. Mais en l’absence de statut et de réglementation globale des daaras, la très grande majorité des écoles coraniques continue d’échapper à cette volonté affichée de mieux inclure les daaras dans le système éducatif global et de protéger les droits des enfants talibés.
Un projet de loi portant statut du daara a été adopté le 6 juin 2018 en Conseil des ministres après de longues années de discussions avec les diverses parties prenantes notamment les acteurs religieux pour obtenir un consensus. Dans son exposé des motifs cette loi est légitimée par : un environnement précaire marqué par l’insécurité physique et sanitaire des enfants dans beaucoup de daaras, la prolifération incontrôlée de daaras, l’insuffisance de la prise en charge des daaras et l’augmentation de la mendicité et des situations de maltraitance des enfants.
Malgré l’importance de ce projet de loi et son adoption par le Conseil des ministres, celui-ci n’a toujours pas été présenté par le gouvernement à l’Assemblée nationale pour examen. Pourtant, son processus d’élaboration a fait l’objet d’un long processus de concertation
Certains maîtres coraniques ont cependant exprimé leur opposition au projet de loi après son adoption en Conseil des ministres. Certains dénoncent notamment les lourdeurs potentielles dans l’ouverture des daaras ; d’autres détracteurs font entendre que ce projet vise à combattre l’Islam. Selon un observateur, le manque d’adhésion provient de la concurrence entre les modèles de daaras [modernes et traditionnelles]
Les autorités sénégalaises rencontrées par Amnesty International le 18 octobre 2022 ont invoqué à nouveau la nécessité de prudence et les considérations sociétales pour expliquer le retard dans la validation et l’adoption de ce projet de loi.
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