Sénégal – le chemin vers le chaos

Sénégal – le chemin vers le chaos

Mohamadou Fadel Diop

Twitter est en feu. Il n’attend pas dans ces circonstances. Si tous ces tweets étaient audibles, on entendrait une volée géante d’oiseaux hurlant follement au Sénégal. Le hashtag est #FreeSenegal. Tout le monde pointe du doigt une manipulation politique de la justice afin d’écarter un adversaire politique. Entre 10 et 13 personnes sont mortes, abattues par la police ou victimes d’affrontements dans la rue. Les émeutes ont été massives à Dakar, la capitale, mais aussi dans d’autres régions : Kaolack, Kolda, Ziguinchor, Saint-Louis… Des édifices publics ont été saccagés, des maisons d’autorités brûlées. Les entreprises françaises comme Auchan ou Total sont vandalisées et dévalisées par des centaines de personnes.

L’arrestation d’un leader de l’opposition a été le prétexte pour que des milliers de personnes à travers le pays envahissent les rues. Depuis qu’Ousmane Sonko, leader du parti Pastef, a été accusé de viol dans un salon de massage le 31 janvier 2021, une tension politique croissante s’est emparée du pays. Les choses se sont envenimées lorsqu’une procédure a été invoquée pour mettre fin à l’immunité parlementaire de Sonko, qui avait accédé à l’hémicycle national en 2017.

Tout au long de ces poursuites, le député rendait difficile et impopulaire son arrestation en refusant publiquement de répondre aux convocations judiciaires peu importe la décision de l’Assemblée nationale sur la levée de son immunité parlementaire. Entre-temps, des fuites de procès-verbaux et plusieurs enquêtes privées avaient révélé à l’opinion publique des éléments qui suggèrent fortement que cette accusation de viol contre ce candidat légitime au statut de chef de l’opposition sénégalaise est, en réalité, un complot politique.

Le 3 mars dernier, lorsque Sonko avait finalement décidé de répondre à la convocation du tribunal pour donner sa version des faits, des centaines de jeunes ont rejoint le leader politique à son domicile avec l’intention de l’accompagner dans les couloirs de la justice. Ce fut le début d’une journée sanglante.

« Je ne comprends pas comment les choses ont pu dégénérer aussi rapidement », ai-je dit au chauffeur de taxi qui m’a déposé au Point E le matin du 3 mars. Ses mots me reviennent distinctement.

-« Il ne s’agit pas de Sonko. Il n’est que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Les gens sont en colère contre Macky Sall. Ces derniers jours, j’ai pu l’entendre de la bouche de 9 personnes sur 10 qui étaient assises là où tu es assis en ce moment. »

Son argument est défendable. Difficile de croire que les gens dévalisent Auchan à cause d’une injustice contre un leader politique. Même la crise du Covid-19 ne peut expliquer ou justifier les protestations et les pillages ciblés de ces derniers jours. Les racines de la violence sont intrinsèquement liées à la mauvaise performance de notre démocratie.

Mercredi 3 mars. C’est la mi-journée. Les émeutes se poursuivent à l’extérieur. Alors que j’écris ce paragraphe dans un espace ouvert à côté de l’université Cheikh Anta Diop, j’entends les flashbangs exploser. Ils sont effrayants. 1, 2, 3, 7, 15… Je les compte pendant que mes doigts tapent sur le clavier de l’ordinateur. La résilience des étudiants qui affrontent les policiers est impressionnante.

La violence est-elle illégale ? La violence est-elle illégitime ?

Dans les jours qui ont suivi l’arrestation du député Sonko, la violence a atteint un point qui restera dans les annales de l’histoire politique du pays. C’est beaucoup dire pour le Sénégal, qui est certes un pays connu pour sa sécurité et sa stabilité, mais qui a de longues traditions de contestation politique et syndicale remontant à la période coloniale. Pour ma génération, les stigmates de la répression terrible des forces de l’ordre durant les manifestations contre une dévolution monarchique du pouvoir en 2012 sont gravées dans nos corps et dans nos esprits à jamais.

La violence et la surprise de l’éruption populaire, dans ces moments exceptionnels, mettent à l’épreuve les capacités de tous les piliers de la stabilité de notre République : le pouvoir de sensibilisation et de rassemblement des communautés religieuses, l’indépendance et l’intégrité de la justice, le professionnalisme des forces armées, etc. Ces dernières ont spectaculairement échoué dans leur mission ces derniers jours. Des membres des forces de sécurité et des personnes habillées en civil mais dotées d’armes à feu ont tué des jeunes qui manifestaient leur désarroi. Il ne s’agissait pas d’accidents. Ils ont été filmés en train de tuer des civils non armés à bout portant.

La barbarie d’une démocratie déséquilibrée est aussi meurtrière qu’une dictature. Ces dernières années, plusieurs organisations de la société civile ont mis en garde contre une perte de contrôle croissante des acquis démocratiques du pays. En réponse à ces critiques, mais aussi pour corriger le manque de priorisation de la gouvernance politique lors de sa campagne électorale en 2019, une commission politique de dialogue national a été mise en place par Macky Sall suite à sa réélection.

Les récentes manifestations remettent en cause l’efficacité de cette énième instance de discussion avec l’exécutif, tout comme elles remettent en cause le rôle de l’Assemblée nationale, du Haut conseil des collectivités territoriales, du Conseil de la jeunesse et de toutes les institutions construites pour permettre le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple au Sénégal.

La révolte politique a commencé avec l’arrestation d’Ousmane Sonko mais, en réalité, la révolte a eu lieu parce que les mécanismes de contestation et de simple participation à la vie politique au pays de la Téranga et du Masla sont tordus. Ami Collé Dieng, Guy Marius Sagna, Oulèye Mané, Saer Kébé sont les noms de ces artistes, militants et citoyens qui ont été emprisonnés, intimidés ou violentés pour avoir exprimé des opinions critiques à l’égard du chef de l’État.

L’on se souvient de la mort encore douloureuse de l’étudiant Fallou Sène qui rappelle que les pertes en vies humaines sont une récurrence systématique durant les mouvements de manifestation populaire contre le régime actuel. Dans ce contexte où la marche, le rassemblement pacifique, la liberté d’expression sont menacés, et face à l’intransigeance et à la violence des forces de l’ordre, les jeunes révoltés n’ont pas hésité à riposter par la plus vieille méthode du monde : la violence. Méthode peu plaisante, mais très accessible.

Alors que les guerres d’interprétation ont commencé à transformer les récents événements en un jeu d’échecs politique, il est crucial de poser les questions essentielles à ce moment important de l’histoire de notre jeune pays. Pourquoi la police sénégalaise, connue pour son efficacité et sa courtoisie, se transforme-t-elle en bourreau lorsqu’il s’agit de contrôler des manifestations pacifiques ? Quelles sont les options en dehors de la violence qui peuvent permettre de réaliser les revendications de bonne gouvernance, de justice sociale et économique ? Le danger est de rendre la violence légitime lorsqu’il ne semble pas y avoir d’autre solution.

L’État a le monopole de la violence légitime parce qu’il lui a été conféré par le peuple. Si le peuple ne le lui reconnait plus à cause d’une crise de confiance, il peut alors décider de se réapproprier le pouvoir de violence politique qu’il a confié à ses dirigeants. Il ne peut pas reprendre les armes, il n’est pas en mesure de récupérer les balles que les policiers tirent sur les manifestants. Il peut, par contre, reprendre à l’État du Sénégal la légitimité ou tout au moins le monopole de la violence légitime sur leur territoire commun.

L’avenir de la violence

Nous savons ce qui a permis à la violence d’être aussi furieusement expressive durant les protestations inédites après l’arrestation du député Sonko. Nous connaissons les racines de la violence. Peu avant l’indépendance du Ghana, Kwame Nkrumah écrivait : « Je n’étais pas aveugle à la possibilité de pots-de-vin et de corruption dans le pays, tant chez les Européens que chez les Africains. Les choses avaient évolué rapidement, le sentiment de pouvoir était une chose nouvelle : le désir de posséder des voitures, des maisons et d’autres biens qui étaient considérés comme des nécessités par la population européenne du pays, n’était pas anormal chez des gens à qui l’on faisait soudainement sentir qu’ils étaient prêts à prendre la relève de ces Européens ; et l’argent, le moyen d’obtenir ces luxes, était tentant ».

Fondamentalement, rien a changé depuis cette époque. Maintenant plus que jamais, nous vivons dans une « République des privilèges au profit d’une minorité heureuse » comme l’exprime Rama Salla Dieng. De la même façon que Sonko a été un catalyseur de la frustration contre l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, les difficultés à gagner sa vie durant la Covid-19 ont réveillé les frustrations de plusieurs personnes en situation de détresse. Mais là aussi, la réponse n’est pas seulement de créer des emplois, de « donner des financements aux jeunes » et d’enchainer des programmes de développement qui ne seront pas évalués. Sans une justice économique et sociale, aucune paix durable n’est garantie.

Nous ne sommes pas conscients des dangers qui nous guettent après un signal aussi retentissant de la faiblesse de notre démocratie. Suite à l’intervention des chefs religieux, le rassemblement prévu le samedi 13 mars à la « Place de la Nation » a été annulé en raison des risques d’escalade. Il était organisé par le Mouvement pour la défense de la démocratie, dont Pastef, le parti d’Ousmane Sonko, est membre.

Cela fait maintenant une semaine que le calme est revenu à Dakar et sur les autres théâtres de manifestations. C’est une accalmie. Suivez les réseaux sociaux : la violence qui a disparu des rues s’y manifeste outrageusement. Les frustrations ne se sont pas dissipées avec les discours de ralliement de l’État, de l’opposition, de la société civile et des chefs religieux. Elles couvent ailleurs.

Puisque le peuple du Sénégal est pris en otage dans l’arène politique, où un État partisan au pouvoir exagéré a tendance à dominer, il faudra donc s’en remettre aux responsabilités des leaders politiques pour ne pas diriger le pays vers le chaos. L’un des meilleurs moyens de courir au désastre serait d’inscrire les réponses à la crise actuelle dans un agenda politique qui sert des intérêts partisans. Malheureusement, la lecture partielle des événements récents par le chef de l’État et les membres du gouvernement, la manipulation de la violence par les leaders politiques et l’inefficacité des mécanismes de représentation de la jeunesse ne sont pas de bon augure.


Crédit photo : Le 360 Afrique

 

 

Mohamadou Fadel Diop

Mohamadou Fadel Diop est chargé de recherche à WATHI intéressé par les questions de gouvernance, d’intégration régionale, de coopération interrégionale, ainsi que les relations entre l’Union européenne et l’Afrique. Avec une expérience dans le conseil en stratégie, il est lauréat de la Dalberg Talent Academy et a occupé le rôle de champion de plaidoyer pour The ONE Campaign en Afrique de l’Ouest. Mohamadou Fadel Diop est diplômé de l’Université Panafricaine créée par l’Union Africaine.

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